Depuis les années 1990 les études sur l’écriture de l’histoire étaient restées en sommeil. L’ouvrage de Cristian Bratu est ambitieux et relance le débat sur des questions essentielles: la genèse, le développement de la notion d’auteur et ses implications; questions analysées ici sous un angle très large, couvrant près de deux millénaires.
En introduction, C. Bratu s’attache à définir les mots. En référence à l’étymologie, l’historien est défini comme celui qui sait, car il a vu. Son œuvre peut prendre trois formes: énumération d’événements ou annales, esquisse descriptive d’un ensemble de faits ou chronique, récit ayant pour but une explication causale ou histoire. Mais l’historiographie médiévale ne se soucie pas toujours de respecter les normes de cette terminologie savante et le terme de »chroniqueur« apparaît comme synonyme d’historien. S’ajoute à cette complexité la confusion entre les mots latins actor et autor. En 1374, Nicolas Oresme qualifie Homère d’»acteur«. Progressivement, s’est dégagée la notion d’ »auteur«, d’abord limitée à Dieu ou aux écrivains latins. Mais à la fin du Moyen Âge, Christine de Pizan ose nommer »aucteur« le poète italien Cecco d’Ascoli (1262–1327).
Après cette savante et longue introduction et ses indispensables définitions, commence l’étude proprement dite en partant de l’héritage antique. Citant les travaux de Wilfried George Lambert, C. Bratu signale que la notion d’»auteur« en tant qu’individu commence déjà à apparaître à Sumer. Avec Hérodote, s’affirme le rôle du »narrateur« et du »metteur en scène« de l’histoire qui signifie en grec »recherche«, »enquête«, voire »exploration«. Suit une étude approfondie des auteurs grecs et latins puis des Pères de l’Église.
L’œuvre de Flavius Josèphe, historien judéo-romain, marque une nouvelle étape. Il se met en place une critique de l’historiographie grecque, car Josèphe estime que les historiens individuels, ne travaillant pas sous le contrôle d’une institution, ne sauraient être compétents, étant donné qu’ils sont menés par leur désir de surpasser les autres ou par leur servilité à l’égard du pouvoir. Se référant aux 22 livres de la Bible hébraïque, il juge que l’histoire doit être écrite par les »meilleurs«, c’est-à-dire par des personnes »attachées au culte de Dieu«. C’est de Josèphe que s’inspire la vision médiévale de l’histoire qui privilégie une histoire religieuse, rédigée non pas par des individus mais par une collectivité monastique. Saint Augustin la justifie en écrivant que Dieu est l’auctor du monde et que seule l’Église possède l’auctoritas de produire des textes, ce qui n’empêche pas Eusèbe de Césarée ni saint Jérôme de se mettre en scène tout en revendiquant leur soumission à l’Église. Grégoire de Tours est d’ailleurs très présent dans son »Histoire« où il lui arrive de parler à la première personne et même d’apparaître en tant que protagoniste d’une action, quand, par exemple, il s’oppose à Oppila, ambassadeur de Léovigild, roi des Espagnols.
Quant à Éginhard, le célèbre historien de Charlemagne, dans la préface de la biographie, il n’a aucune vergogne à déclarer qu’il vise la renommée insistant sur sa condition de »moderne«. Il se justifie par son intimité avec l’empereur: n’est-il pas le mieux placé, le plus qualifié pour écrire cette Vie? Se dévoile ainsi toute la complexité de l’ego-textualité au Moyen Âge. Le cas de Nithard, quelques années plus tard, est largement comparable. Guillaume le Breton, historien de Philippe Auguste, commence son récit par Ego Guillelmus. Cette formulation initiale sera très largement reprise par les écrivains postérieurs.
Débute ensuite une série d’études passionnantes sur la »renommée des historiens, entre parole et écrit«, »historiens, scribes, enlumineurs, récitants«, d’Homère à Philippe de Commynes. L’importance du témoignage oral, la tâche ardue de rassembler les sources écrites, le passage du latin au français, la présence croissante d’auteurs laïcs, toutes ces directions sont soigneusement scrutées, notamment le »champ des escriptures« grâce auquel, selon Froissart et Christine de Pizan, s’affirme le thème de l’immortalité de l’écrit; immortalité qui se transmet à l’auteur. Plus modeste, Philippe de Commynes se contente de présenter l’écrit comme le moyen de transmettre ce qu’il a vu et appris: mais seulement vous diz grossement ce que j’ay veu et sceu, ou ouy dire aux princes que je vous nomme.
Un chapitre très original est consacré à »la personne grammaticale« sous laquelle s’exprime le narrateur. Il est complété par une longue étude sur »l’historien comme personnage« dont Jules César est l’exemple le plus fameux. Émergent aussi, entre autres, Jean de Joinville, Olivier de La Marche, Philippe de Commynes. Plus bref, le chapitre »l’historien comme témoin« est essentiel, car il pose la question du »pacte autobiographique«, de l’identité entre auteur, narrateur et personnage. Six auteurs sont appelés à la barre: Robert de Clari, Geoffroy de Villehardouin, Philippe de Novare, Jean de Joinville, Olivier de La Marche, Philippe de Commynes. Ils ignoraient ce que Polybe a écrit au sujet des historiens qui écrivent sans avoir participé aux événements et qui ressemblent »à des pilotes qui se fonderaient sur des lectures pour gouverner un bateau«. Mais ils auraient souscrit à cette critique, car tous s’arrogent l’autorité de celui qui a vu et connu par lui-même les faits dont il parle.
Le dernier et très gros chapitre »Du conteur à l’auteur«, constitue la synthèse de cet excellent livre. Il commence par cette observation: »le narrateur représente le degré zéro de la figure de l’historien. Si le témoin est censé convaincre le lecteur de la véracité du récit en invoquant sa condition de spectateur autoptique, et que le personnage montre l’historien en tant qu’acteur directement impliqué dans les événements racontés, tous ces avatars de l’historien n’existeraient pas sans le narrateur.«
Est ici abordée la triple question de l’autorité, de l’autorisation et du statut de l’historien au Moyen Âge. Dès le XIIe siècle, Gautier Map se moque du fait qu’à son époque le statut d’ »auteur« soit réservé aux Anciens: il déclare que son seul tort est d’être encore vivant, »défaut« qu’il n’a aucune envie de corriger par une mort précipitée. Au siècle suivant, dans son commentaire des »Libri sententiarum« de Pierre Lombard, saint Bonaventure se demande si cet écrivain »moderne« mérite d’être considéré comme un »auteur« et conclut qu’il possède suffisamment d’auctoritas pour en être un.
Dans la littérature en langue française, ce statut ne commence à s’affirmer qu’au XIVe siècle avec Froissart qui revendique le statut d’»auteur« (actores); de même, dans son »Livre des faits du sage roy Charles V«, Christine de Pizan y postule, ce qui fera d’elle la première femme à le posséder. Impossible de résumer ici les 52 pages d’une enquête précise, exhaustive de la littérature médiévale, depuis la notion de »Translatio imperii et studii« et de l’»Estoire des Engleis« (1136–1137) de Geffrei Gaimar jusqu’à Olivier de La Marche et Philippe de Commynes.
Le chapitre s’achève sur un constat: »Égotisme et quête de la gloire à la fin du Moyen Âge«, »une quête croissante de la renommée dans le champ littéraire et historiographique de plus en plus aggloméré. Le désir des historiens d’accéder à la gloire et celui de leurs mécènes d’être glorifiés à leur tour […] explique aussi pourquoi, vers la fin du Moyen Âge, les historiens reçoivent ou réclament de plus en plus souvent des titres d’honneur.« On peut également constater un véritable éveil de la conscience littéraire à l’issue de ce long mûrissement de l’étude de l’histoire, étalé sur deux millénaires.
Le travail de Cristian Bratu force le respect par l’étendue du domaine de recherche et par la rigueur de la démarche qui s’appuie sur de solides présupposés épistémologiques et théoriques (analyse du discours, socio-poétique, philosophie et rhétorique du manuscrit et du livre …). Certes, on pourra regretter l’absence de quelques grands noms dans cette vaste fresque: Robert Gaguin, qui est le grand maître de l’histoire humaniste, dont l’influence fut si forte en son temps1; dans une liste d’écrivains dans le prologue, une mention rapide de Jean Juvénal des Ursins, l’auteur d’une »Chronique de Charles VI«, d’autant plus remarquable qu’elle est en grande partie autobiographique, c’est peu2!
Enfin, last but not least, Thomas Basin et son »Apologie et son Histoire de Charles VII et Louis XI« est cité de manière tout aussi fugitive dans la même liste dans le prologue. Or s’il y a un auteur pour lequel se pose de manière pour ainsi dire »aiguë« la question de la renommée, c’est bien l’évêque de Lisieux animé d’un fort ressentiment3. Mais ces oublis regrettables seront vite pardonnés, eu égard à l’ampleur du travail. On ne peut que se réjouir de voir qu’une jeune génération reprend avec talent le flambeau des recherches sur l’historiographie.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Joël Blanchard, Rezension von/compte rendu de: Cristian Bratu, »Je, auteur de ce livre«: L’affirmation de soi chez les historiens, de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge, Leiden (Brill Academic Publishers) 2019, XII–830 p. (Later Medieval Europe, 20), ISBN 978-90-04-38039-4, EUR 167,00., in: Francia-Recensio 2019/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68294