Relativement méconnue en Europe occidentale, la croisade balte attire le regard de plus en plus d’historiens. Spécialistes de la croisade, des ordres militaires et des contacts interculturels se sont peu à peu familiarisés avec cette forme particulière de croisade, orientée non vers Jérusalem mais vers la défense et l’expansion du christianisme dans les régions païennes du sud-est de la mer Baltique. Les documents écrits permettant d’étudier l’arrivée du christianisme dans ces contrées restent toutefois relativement rares: quelques chroniques latines, allemandes ou russes forment les principales sources narratives pour le XIIIe siècle. Alors que les plus importants de ces textes sont disponibles en traduction anglaise, deux spécialistes francophones de cette région, Danielle Buschinger et Mathieu Olivier, se sont attelés à la traduction d’une œuvre capitale pour l’étude de la croisade balte.

La »Chronique rimée de Livonie« est un texte en vers, datant très vraisemblablement des années 1290–1293, peut-être quelques années de plus (jusqu’à l’été 1297). Son auteur est inconnu; l’on suppose qu’il s’agissait d’un membre de l’ordre des chevaliers Teutoniques, ordre religieux-militaire impliqué dans la guerre contre les tribus païennes de Livonie, de Prusse et de Lituanie. L’on ne sait pas non plus avec certitude quel était le but de l’œuvre: lectures de table (Tischlesung) pour galvaniser les frères de l’ordre, diffusion dans le Saint Empire pour attirer de nouveaux croisés? En l’état de nos connaissances, nous sommes réduits aux hypothèses.

Voici, en substance, ce que posent Danielle Buschinger et Mathieu Olivier dans la très solide introduction à leur traduction. L’on y trouve également un commentaire linguistique et philologique, retraçant avec précision la tradition manuscrite et présentant de manière succincte les traductions anglaises de la »Chronique rimée«. Seule la traduction en français apparaît dans les pages du livre, mais les variantes du poème original sont citées en notes aux endroits où le texte présente une ambiguïté. La traduction est rendue dans un style qui se veut proche de l’original, quoique la prose ait été préférée aux vers. Le résultat ne manque pas de charme: grâce, on le devine, à un long travail, le poème au ton épique et relativement bravache de l’auteur anonyme devient parfaitement accessible aux lecteurs francophones. Du reste, l’érudition et la maîtrise historiographique des deux traducteurs ne fait aucun doute: la littérature la plus récente, y compris de langues baltes et slaves, est citée et prise en compte.

Outre les hypothèses concernant la datation, l’auteur et le but de l’œuvre, l’introduction présente le contexte plus large dans laquelle celle-ci a vu le jour. L’on souligne à bon escient que l’ombre de Saint-Jean d’Acre plane sur la »Chronique rimée«, sans qu’il ne soit fait allusion à la chute de ce dernier bastion chrétien de Terre sainte (mai 1291). L’auteur en a-t-il seulement appris la nouvelle avant de terminer son récit? Ce dernier s’intègre, quoiqu’il en soit, dans un débat entre officiers de l’Ordre teutonique, les uns préférant aider une chrétienté d’Orient aux abois, les autres considérant qu’il valait mieux se recentrer sur une Baltique plus prometteuse. La fin du XIIIe siècle est aussi une période difficile pour l’ordre Teutonique, dont la mainmise sur la Livonie est contestée par l’archevêque et les bourgeois de Riga. Alors que ces derniers détruiront à l’été 1297 le couvent Saint-Georges, siège de l’ordre dans la ville, la »Chronique rimée« présente les prélats et les bourgeois de Livonie comme de fidèles alliés des Teutoniques. Image idéalisée, sans doute, mais aussi programmatique: l’anonyme se fait fort de présenter un pays guidé par l’ordre et uni dans la lutte contre le paganisme.

Poème au parti-pris teutonique, c’est-à-dire favorable à un ordre religieux-militaire qui a longtemps servi de repoussoir aux érudits germano-baltes de culture luthérienne, la »Chronique rimée« était traditionnellement regardée comme une piètre source historique. Ce n’est pas le moindre mérite des traducteurs de tordre le coup à ce stéréotype: l’introduction, mais aussi les notes, permettent de voir qu’en bien des points, notre anonyme est relativement fiable. Du reste – et peut-être les traducteurs auraient-ils pu insister là-dessus – la »Chronique rimée« est un témoignage exceptionnel en ce qui concerne l’esprit de croisade. Écrit visiblement par un homme de terrain engagé dans la guerre contre les païens de la Baltique, le poème permet de saisir l’état d’esprit des combattants positionnés sur le front nordique de la chrétienté.

Plusieurs éléments nouveaux apparaîtront ainsi aux médiévistes, notamment la participation de nobles d’une bonne partie du monde germanique et slave aux expéditions livoniennes, phénomène proche des »Preußenreisen« qui nous sont bien connues grâce aux travaux de Werner Paravicini. Autre exemple, le traitement des populations autochtones sous la plume de l’anonyme: brutalisés parfois de manière extrême lors des campagnes militaires, les Baltes sont considérés comme des alliés de valeur dès leur soumission aux Teutoniques. L’atmosphère de la »Chronique rimée« est essentiellement guerrière; l’on ne s’intéresse que peu aux progrès concrets de l’évangélisation. Toutefois la spiritualité n’en est pas absente, et de manière à priori étonnante, notre texte semble indiquer que les Teutoniques prêtaient foi aux pratiques divinatoires de leurs alliés néophytes … ce qui, comme des travaux récents l’ont montré, permet de questionner l’existence d’une frontière nette entre cultures païenne et chrétienne.

L’intérêt de cette chronique pour l’histoire du Moyen Âge européen est donc bien réel, et c’est avec force qu’il faut saluer l’effort qu’ont fourni Danielle Buschinger et Mathieu Olivier pour la rendre accessible au plus grand nombre. Le très riche apparat critique, l’introduction aussi bien historique que linguistique et philologique tout comme la bibliographie font de cette édition un outil de travail important pour celles et ceux qui s’intéressent à l’Europe du Nord-Est, mais pas uniquement. Historiennes ou historiens, étudiantes ou étudiants, simples curieuses ou curieux trouveront ici un texte à la lecture relativement facile et fourmillant d’informations sur une page d’histoire qui reste à découvrir.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Loïc Chollet, Rezension von/compte rendu de: Chronique rimée de Livonie. Traduction de Danielle Buschinger et Mathieu Olivier. Introduction et notes de Mathieu Olivier, Paris (Honoré Champion) 2019, 470 p. (Traductions des classiques du Moyen Âge, 103), ISBN 978-2-7453-4995-8, EUR 38,00., in: Francia-Recensio 2019/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68295