Ce livre fait suite à l’ouvrage déjà ancien du même auteur, très remarqué il y a 40 ans pour sa nouveauté et son originalité: »From Memory to Written Record. England 1066–1307« (Cambridge, MA 1979). C’était un livre précurseur, qui anticipait sur un grand nombre d’autres travaux publiés depuis, tant sur l’histoire de la »literacy« que sur celle de la mémoire (tel ceux bien connus de Mary Carruthers). Suivit en 1997 une bibliographie intellectuelle d’Abélard, fort riche elle aussi (et traduite en français), mais qui n’avait pas le caractère pionnier du livre précédent.

Avec le présent livre, Michael Clanchy en revient à son grand sujet, la »literacy«, qu’il étudie cette fois dans la période suivante, entre le début du XIVe siècle et la fin du XVe siècle. Mais l’historien inverse la chronologie au profit d’une histoire régressive qui part des rapides succès de l’imprimerie à la fin du XVe siècle pour remonter dans le temps vers les manuscrits de la période antérieure. Tout le livre est en effet guidé par la thèse suivante: si l’imprimerie était née dans un désert d’inculture, elle n’aurait pas remporté en si peu d’années les succès fulgurants qu’on lui connaît. Elle bénéficia, comme aurait dit Reinhart Koselleck, d’un »horizon d’attente« intellectuel et matériel, à savoir une familiarité bien établie déjà, non seulement chez les clercs, mais chez de nombreux laïcs (princes, marchands, dévotes, etc.) avec les écritures latines, puis les écritures en anglais (ou d’autres langues vernaculaires continentales). »The essential point is, however, that a vigorous book-using culture was the precursoir to the invention of printing rather than its consequence« (p. 61).

Central dans ce livre, le mot »literacy«recouvre une gamme complexe de pratiques lettrées, de textes différents et de langues. L’auteur en distingue quatre types: »sacred literacy« (qui concerne la Bible, le Psautier, où la résistance du latin est la plus forte); »learned literacy« (qui suppose l’accès aux lettres latines depuis Donat – base de la grammaire latine – jusqu’à Thomas d’Aquin); »bureaucratic literacy« (qui inclut les lettres d’indulgence et les bulles pontificales); enfin et surtout, »vernacular literacy« (qui commence avec les calendriers, les almanachs et les pronostications en langue vulgaire, avant de gagner des textes de plus en plus »nobles«).

L’enjeu, en cette fin du Moyen Âge, n’est plus le passage de la tradition orale aux registres écrits, mais celui de la diffusion parmi les illitterati et en particulier les femmes, de rudiments de la langue latine (on exige d’eux qu’ils connaissent en latin les trois prières du »Notre Père«, de l’»Ave Maria« et du »Credo«,ce que les théologiens appelaient le »minimum de foi explicite«); à quoi s’ajoute de plus en plus largement la capacité de lire les écrits toujours plus nombreux en langue vernaculaire. Pour suivre cette évolution, Michael Clanchy n’a pas recours, comme dans le livre de 1979, aux documents légaux et aux rouleaux de l’administration royale ou locale, mais aux psautiers et aux livres d’heures à l’usage des laïcs et surtout aux manuels de lecture des enfants, les »ABC Primiers«, qui permettaient d’apprendre à reconnaître et à prononcer les lettres et les syllabes latines (sibillicare, legere), mais pas encore de comprendre les textes (intelligere).

Le cadre géographique de l’étude reste l’Angleterre, mais en proposant des comparaisons avec le continent. La démonstration menée en sept chapitres est convaincante. Les premiers chapitres, qui reprennent vraisemblablement les textes donnés lors de conférences, souffrent de trop nombreuses répétitions (par exemple le passage page 40 sur Trithemius et Pierre le Vénérable est repris à l’identique à la page 61). Mais le plus souvent, la lectrice ou lecteur est invité à participer à la recherche de l’historien, et cela est passionnant: il en va ainsi du chapitre 5 sur la peinture murale de l’église danoise de Tuse représentant la Vierge Marie conduisant l’Enfant Jésus à l’école; il semble s’agir d’une école juive, à en juger par les chapeaux du maître d’école, muni d’un fouet et d’une férule, et des trois écoliers assis à même le sol; à cette époque, pourtant, il n’y avait pas de communauté juive au Danemark, ce qui démontre que la tradition iconographique, également attestée dans d’autres pays du Nord, n’est pas seulement locale.

Le chapitre 6 porte sur les manuscrits de l’»ABC Primier«, destinés à l’apprentissage de la lecture latine; il arrive pourtant que deux lettres de l’alphabet anglais – le w et le th – soient ajoutées à l’alphabet latin, indice d’un apprentissage conjoint de la lecture vernaculaire et latine. Dans le chapitre 7, l’auteur se demande si les mères apprenaient à lire à leurs enfants, comme le suggère l’iconographie (d’abord anglaise à la fin du XIIIe siècle, puis française) de sainte Anne qui, un livre à la main, enseigne la lecture à sa fille Marie.

L’iconographie, servie par des illustrations de grande qualité, occupe dans ce livre de Michael Clanchy une place essentielle; elle n’est pas traitée comme une simple illustration, mais bien comme une documentation à part entière. Parfois, cependant, il eût été nécessaire de ne pas reproduire une miniature seulement, mais également celle qui lui fait face sur le folio en vis-à-vis ou qui la complète plus loin dans le même manuscrit: c’est le cas pour la fig. 30 (livre d’heures de Baltimore) et pour la fig. 33 (livre d’heures de Marie de Bourgogne). Deux grands thèmes iconographiques se distinguent, qui correspondent aussi à deux ensembles géographiques: à l’Ouest (Angleterre, France), c’est Anne qui instruit Marie; dans l’Europe du Nord-Est (Empire, pays scandinaves), Marie conduit l’Enfant Jésus à l’école. Dans tous les cas, l’image innove fortement par rapport aux Écritures: Luc 2, 46 ne parle que de l’Enfant Jésus discourant avec les sages dans le Temple.

Les »Évangiles de l’enfance« apocryphes parlent bien de Jésus allant à l’école, mais il y est conduit par Joseph et non par Marie. Les évangiles apocryphes disent aussi que Marie, à l’âge de trois ans, fut donnée au Temple pour y être élevée: ce n’est donc pas sa mère Anne qui lui aurait appris à lire! Les images traduisent-elles une réalité sociale différente, où les mères auraient appris à lire à leurs enfants puis les auraient conduits à l’école, comme le suggèrent les deux thèmes iconographiques analysés par l’auteur?

Il est difficile de trancher avec certitude. Mais il est sûr que les deux derniers siècles du Moyen Âge ont été les témoins du développement d’une nouvelle »literacy« des laïcs en langue vernaculaire. On ne dispose que de quelques repères pour mesurer ces progrès: par exemple, en 1422, les brasseurs de Londres déclarèrent qu’ils étaient capables de lire l’anglais, mais qu’ils ne comprenaient rien au latin! Dans l’Angleterre de cette époque, les Lollards ont dû renforcer la diffusion de la lecture des laïcs en langue vernaculaire. Du moins parmi leurs partisans, car les chrétiens restés fidèles à l’Église romaine insistaient au contraire sur leur attachement aux lettres latines.

Quoi qu’il en soit, l’élévation des capacités de lecture des laïcs aura préparé le succès de l’imprimerie. Mais Gutenberg ne s’en doutait pas, lui qui eut la prudence d’imprimer la Bible en latin avant tout autre texte. Son ambition était en effet d’imprimer une Bible égale en qualité et en beauté aux plus prestigieux manuscrits de son temps comme la Grande Bible de Mayence. Il fallait, pour les nouveaux entrepreneurs qu’étaient les imprimeurs, conquérir le marché traditionnel des litterati, avant de se hasarder dans l’édition de textes »vulgaires«. Cela aussi se produisit assez vite: les »Canterbury Tales« de Chaucer seront publiés dès 1476 par William Caxton, qui apparaît comme un véritable éditeur, et pas seulement comme un imprimeur.

Au total, voici un livre riche de suggestions nouvelles qui, en suivant la piste de la »literacy« montre une fois encore qu’il n’y eut pas de solution de continuité entre Moyen Âge et Temps modernes, en dépit de la nouveauté technique représentée par l’imprimerie.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Claude Schmitt, Rezension von/compte rendu de: Michael Clanchy, Looking Back from the Invention of Printing. Mothers and the Teaching of Reading in the Middle Ages, Turnhout (Brepols) 2018, XII–211 p., 49 col. fig. (Utrecht Studies in Medieval Literacy, 40), ISBN 978-2-503-58083-8, EUR 70,00., in: Francia-Recensio 2019/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68296