Ce volume réunissant les actes du XXXVIe colloque d’histoire rurale de Flaran aborde un sujet dont l’historiographie a connu ces dernières années de profonds renouvellements sans rencontrer de grands échos en France, mis à part les travaux de Judicaël Petrowiste qui signe d’ailleurs l’introduction du livre. Les années 1960 et 1970 ont néanmoins vu la mobilisation d’une partie des historiennes et historiens français sur le sujet. Les »Annales«, sous la houlette de Fernand Braudel, ont tenté de lancer des enquêtes sur la vie matérielle sans pourtant sortir, pour le monde paysan, des questions de routine et d’autosubsistance.

Du côté des archéologues, Jean-Marie Pesez théorise toutefois au même moment la notion de culturelle matérielle comme voie à privilégier pour l’étude des populations ordinaires. Il est suivi par deux historiennes, une médiéviste Françoise Piponnier et une moderniste Micheline Baulant, qui mettent au point une méthode informatique d’analyse des inventaires après-décès au tournant des années 1970 et 1980. La thématique reste cependant par la suite peu abordée, bien que relancée par Daniel Roche pour les sociétés urbaines de l’époque moderne.

Ce sont les historiens anglais qui vont approfondir la problématique de la consommation paysanne, sous la houlette de Christopher Dyer et de son approche des niveaux de vie médiévaux en 1989, puis sous l’influence de Richard Britnell qui pose en 1993 le paradigme important de la commercialisation de la société de la fin du Moyen Âge, une commercialisation dont les paysans sont un rouage essentiel. Les modernistes, quant à eux, s’emparent de l’idée d’une révolution de la consommation aux XVIIe et XVIIIe siècles, notamment à travers les travaux de Maryanne Kowaleski.

Approcher la consommation paysanne durant le Moyen Âge, c’est d’abord contourner certaines idées reçues sur le monde rural, notamment en matière d’accès au marché et d’un idéal-type d’autosuffisance. Comme le peuple des villes, celui des campagnes consomme selon les capacités propres à son rang social, aux circulations des marchandises jusqu’à sa région ou encore selon les habitudes et les besoins de chaque communauté.

La consommation alimentaire des paysans médiévaux, étudiée ici par François Menant, répond à la fois à une hiérarchie sociale et à la nécessité de se prémunir des aléas climatiques qui pourraient mettre en danger l’approvisionnement frumentaire. Plaine et montagne ne cultivent ainsi pas les mêmes céréales, certaines régions voient les paysans les plus modestes miser sur les châtaigneraies pour assurer une alimentation quotidienne. Certains aspects, comme la consommation de la viande ou des produits laitiers, sont plus difficiles à cerner dans les sources disponibles.

Les vêtements et les tissus sont également au centre de la consommation paysanne pour répondre à la nécessité de se vêtir selon son rang, selon ses besoins (travail extérieur) ou selon les occasions (mariage, deuil). Là aussi, l’idée d’une autosubsistance du monde paysan ne tient plus devant l’analyse des sources, effectuée ici par Lluís To Figueras. Les drapiers, installés dans les petites villes de Catalogne, alimentent en textiles de provenance parfois lointaine les villages alentour. La prolifération des mentions de couturiers de village au tournant des XIIIe et XIVe siècles est un signe fort d’une nouvelle manière de consommer, même s’il est impossible d’étudier les formes et les types de vêtements à travers la seule documentation écrite.

De fait, si les sources ne permettent pas toujours une analyse formelle de la culture matérielle, l’archéologie vient compléter l’information par les artefacts mis au jour lors des fouilles. L’étude des céramiques (Nolwenn Lécuyer) ou encore des restes archéozoologiques, des ossements (Vianney Forest) aux coquillages (Laura Le Goff et Catherine Dupont), apporte des informations essentielles sur la circulation des marchandises, sur l’évolution des gouts et sur l’alimentation quotidienne.

Pour l’époque moderne, l’historien semble moins sujet à répondre aux clichés qui touchent le paysan médiéval, à l’exception peut-être de la consommation alimentaire longtemps associée à la frugalité (Philippe Meyzie) ou la consommation de vin qu’on désigne parfois comme étant uniquement de la piquette en lieu et place d’une véritable production viticole (Francis Brumont). Les XVIIe et XVIIIe siècles sont surtout marqués par l’apparition de nouveaux produits dont la diffusion a d’abord été envisagée en milieu urbain, mais dont les dernières études montrent qu’elle touche rapidement les campagnes, même si leur adoption est socialement différenciée. C’est le cas par exemple du café ou du thé (Maud Villeret). L’attrait de la nouveauté touche également le textile, avec l’arrivée de nouvelles fibres comme le coton ou de nouveaux coloris (Luis M. Rosado Calatayud).

Si le livre fait la part belle aux études de cas qui illustrent chacune un point de ces modes paysans de consommation, plusieurs contributions viennent tenter une réflexion plus large. Ainsi, Christopher Dyer et Antoni Furió, respectivement sur l’Angleterre et sur la péninsule Ibérique, apportent d’intéressantes réflexions pour définir ce qu’est le paysan consommateur à la fin du Moyen Âge. Les XIVe et XVe siècles voient en effet nombre de pratiques évoluer, notamment les dépenses en nourriture diminuer au profit de biens »non nécessaires« qui »constituent aussi un investissement en bien-être matériel et en prestige et distinction sociale« (Antoni Furió, p. 186).

De fait, cet essor de la consommation accompagne de profondes modifications de l’économie, que cela soit en matière de circulation des objets (cf. les meules allemandes vendues sur les marchés ruraux anglais) ou de diversification de la production agraire, voire de son orientation de plus en plus commerciale. Ces changements sont encore plus marquants à l’époque moderne où l’on peut articuler essor de la consommation paysanne et proto-industrialisation, ainsi qu’une »insertion croissante dans les circuits de l’échange« (Philippe Meyzie).

Le sujet de ce volume des journées de Flaran est vaste et les actes ne l’épuisent pas. Les conclusions, en deux papiers proposés respectivement par Jean-Pierre Devroey et Guilhem Ferrand, viennent à la fois avancer de nouvelles clés d’analyses et des perspectives de recherches qui, espérons-le, inciteront à ouvrir d’autres chantiers sur la consommation paysanne.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Mickaël Wilmart, Rezension von/compte rendu de: Guilhem Ferrand, Judicaël Petrowiste (dir.), Le nécessaire et le superflu. Le paysan consommateur. Actes des XXXVIes Journées internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran, 17 et 18 octobre 2014, Toulouse (Presses universitaires du Midi) 2019, 292 p. (Flaran, 36), ISBN 978-2-8107-0520-7, EUR 24,00., in: Francia-Recensio 2019/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68307