Collègues et élèves de Christopher Tyerman, éminent historien des croisades, de la guerre au Moyen Âge et de la participation des Anglais aux expéditions en Terre sainte, se sont réunis pour offrir à leur maître et collègue un volume de Mélanges au titre ambitieux, »Crusading Europe« (L’Europe en croisade). Il en va de cet ouvrage comme des autres du même genre: s’y mêlent des points de vue originaux et novateurs à de courtes études moins dignes d’intérêt.

Après une présentation par les éditeurs des différents articles composant le volume et un rappel précis de la carrière de Tyerman par Toby Barnard, un collègue et ami de longue date, l’ouvrage s’ouvre par une réflexion de Marc Whittow sur la célèbre thèse d’Henri Pirenne faisant des conquêtes arabes du VIIe siècle la cause du ralentissement, sinon même de l’interruption, des échanges en Méditerranée. L’auteur développe son propos en trois temps: une Méditerranée unifiée avant le surgissement des Arabes et caractérisée par des échanges nombreux entre Orient, particulièrement Constantinople, et l’Occident; puis, avec l’islam, une Méditerranée divisée où les non-chalcédoniens ignorent ce qui se passe à Constantinople, tandis que l’Occident ne voit l’Orient qu’à travers la Bible et les Pères de l’Église; enfin l’époque des croisades où se nouent de nouveaux contacts entre l’Occident, Byzance et l’islam. L’arrivée des Latins en Orient est une complète surprise aussi bien pour le basileus que pour les habitants du Dar al-Islam. Les nouveaux venus restent une minorité au Levant mais coopèrent avec les chrétiens orientaux, pour donner naissance à un colonialisme latin. Sans les croisades, écrit l’auteur, l’Europe n’aurait probablement jamais existé: une conclusion qui mérite débat!

Guy Perry revient ensuite sur la croisade de saint Louis à Tunis en 1270, qu’il convient de replacer dans le contexte de la dynastie hafside. Pourquoi ce choix de Tunis et non pas de l’Égypte comme but de l’expédition? Il ne s’agirait pas tant de l’influence sur son frère de Charles d’Anjou, désireux de se créer un empire méditerranéen, établi sur les deux rives de la mer. La présence à Tunis de marchands italiens et catalans répondant au désir d’ouverture d’al-Mustansir, le désir de la papauté de reconstruire une Église d’Afrique, les écrits de voyageurs illustres (Raymond de Peñafort, André de Longjumeau, Raymond Martini) passés par Tunis auraient encouragé le Capétien à croire à une possible conversion du souverain hafside et à faire dès lors de Tunis la charnière stratégique de la Méditerranée, facilitant la reconquête de la Terre sainte. La mort de saint Louis marque en fait la fin des croisades.

L’impact de la prédication d’Urbain II au concile de Clermont (novembre 1095) retient l’attention de John France. L’auteur rappelle le concept de »guerre juste« issu des écrits de saint Augustin. Mais il insiste plutôt sur la place de la violence dans la société chrétienne de l’époque, indifférente toutefois au concept de guerre sainte et à toute réelle haine envers l’islam. L’effort d’Urbain II a été de promettre le salut à ceux qui prendraient les armes pour Jérusalem; il aurait ainsi fait de la tuerie des non-chrétiens la porte du salut pour les croyants.

Kevin Lewis s’intéresse au thème très neuf de la circoncision à l’époque des croisades. Cette pratique des Juifs et des musulmans suscite une aversion profonde dans la chrétienté médiévale, qui y voit l’héritage de traditions abrahamiques, abolies par la venue du Christ. Sa propre circoncision annonce sa crucifixion. Urbain II décrit la circoncision comme la brutale inversion du baptême du Christ; après la Première croisade, la circoncision joue un rôle important dans la rhétorique antiislamique, étant présentée comme le symbole corporel de la foi islamique et la marque de Mahomet, agent de l’Antéchrist.

La croisade contre les Albigeois a-t-elle détourné les chrétiens de se rendre à Jérusalem et explique-t-elle l’échec de la cinquièmecroisade? Les hérétiques seraient-ils pires que les infidèles? C’est à ces questions qu’entend répondre Gregory Lippiatt. L’auteur rappelle d’abord qu’un certain nombre de seigneurs, ayant fait vœu de croisade, en diffèrent l’accomplissement pour se rendre dans le Midi auprès de Simon de Montfort; que d’autre part des troubadours et poètes (Tomier, Palaizi, Guillaume Figueira, Moniot d’Arras, Huon de Saint-Quentin) déclarent que la guerre dans le Midi a empêché les chrétiens de reprendre Jérusalem. À ces arguments l’auteur oppose la participation de nombreux grands seigneurs à la fois aux expéditions dans le Midi et à la Cinquième croisade, ainsi que les prédications de Robert de Courson ou d’Olivier de Paderborn en faveur des deux croisades. En fait, la campagne d’Orient a subi la concurrence d’événements autres que la croisade albigeoise, alors que les deux entreprises étaient en étroite connexion.

Jessalynn Bird détaille le rôle des chanoines de Saint-Victor de Paris et de Saint-Jean des Vignes de Soissons dans l’organisation des croisades. Foyers réformistes, les deux chapitres participent activement à la prédication, au recrutement, au rassemblement des fonds et à leur distribution aux croisés, dont ils assurent la protection des biens et des familles, tout étant juges délégués dans les controverses opposant Blanche de Champagne et Érard de Brienne pour la possession du comté de Champagne. En intime collaboration, les deux chapitres ont été des promoteurs essentiels de la croisade.

Les domaines des templiers en Angleterre et dans le Pays de Galles sont l’objet de l’étude d’Helen Nicholson. L’auteur en démontre la modernité: utilisation des meilleures terres pour produire grains et laine, location des moins bonnes à des tenanciers, utilisation de méthodes agricoles avancées dont l’assolement triennal, soutien constant des travailleurs même en temps de crise, les Templiers ont eu un fort impact sur l’économie agricole et la société locale, que leur arrêt en 1308 laisse désemparées.

Timothy Guard s’intéresse quant à lui à la levée des fonds pour la croisade, devenue au fil des ans une institution financière. Les prédicateurs mettent au cœur de leurs homélies le devoir de charité, qui va de pair avec la levée des fonds et les indulgences de croisade. Le système pénitentiel est devenu commercial. Les fidèles sont incités à insérer la croisade dans leurs dons testamentaires, à faire dire des messes pour les âmes du Purgatoire et pour la croisade, tandis que des dons spécifiques pour la Terre sainte peuvent compenser des peines infligées ou des contrats rompus. Des représentants des ordres militaires organisent des tournées, souvent fructueuses, pour susciter et recueillir les dons.

S’appuyant sur les sources arabes, sur les chroniques latines contemporaines et sur deux lettres du templier Thierry et de Conrad de Montferrat, Peter Edbury décrit le siège de Tyr mené par Saladin du 12 novembre 1187 aux premiers jours de janvier 1188. Il montre que l’apparition dans l’armée latine d’un chevalier vert est une fiction provenant du cycle arthurien, alors que la bataille navale du 31 décembre 1187 entre flottes chrétienne et arabe a contribué à libérer la ville de l’emprise sarrasine.

Sous le titre »Corruent nobiles«, Nicholas Vincent étudie, à partir de lettres provenant de l’abbaye de Burton, la propagation des prophéties joachimites annonçant la venue de l’Antéchrist dans les années 1250. Il évoque le mouvement de dévotion de l’»Alleluia« avec Jean de Vicence en 1233 et sa parodie par Boncompagno de Signa, tout en soulignant la profusion des prophéties joachimites en Angleterre, liée à une riche tradition de manuscrits illustrés de l’Apocalypse.

Enfin, Edward Peters s’intéresse à la »Divine Comédie«, pour y retrouver les mentions de la croisade et le personnage du croisé Cacciaguida, ancêtre de Dante, auquel dans les chants du »Paradis« il annonce son terrible destin d’exilé, en permettant au poète d’évoquer la Florence du XIIe siècle, une ville simple, vertueuse et non corrompue par la richesse.

Plusieurs de ces articles, on le voit, ont un rapport ténu avec la croisade. Intituler l’ouvrage »L’Europe en croisade« paraît ainsi quelque peu équivoque, alors que ni la Reconquista, ni les croisades nordiques, ni même de grandes expéditions vers la Terre sainte ne sont ici évoquées. Restent néanmoins quelques études solides qui montrent la vigueur de la recherche sur les croisades dans les pays anglo-saxons.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Gregory E. M. Lippiatt, Jessalynn Lea Bird (ed.), Crusading Europe. Essays in Honour of Christopher Tyerman, Turnhout (Brepols) 2019, in: Francia-Recensio 2019/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68313