Ce volume collectif dirigé par Donald S. Prudlo entend offrir au public anglophone des universités une vue d’ensemble actualisée sur l’inquisition du Moyen Âge à l’époque moderne. Soucieux de dissiper la légende noire qui entoure le tribunal de la foi, l’ouvrage se refuse à appréhender son histoire comme un bloc monolithique. Il s’agit bien avant tout d’insister sur la diversité des formes prises par la répression de l’hérésie, justifiant par là-même l’emploi systématique du pluriel pour désigner l’objet d’étude. Dans cet esprit, l’ouvrage regroupe dix contributions réparties en quatre séquences chronologiques et thématiques.
La première s’interroge sur les »origines« de la juridiction inquisitoriale instituée par la papauté vers le milieu du XIIIe siècle. Un premier chapitre (Christine Caldwell Ames) explore ainsi de manière suggestive les fondements idéologiques d’un système de persécution devenu synonyme d’intolérance, mais que les contemporains – et pas seulement les inquisiteurs – concevaient eux-mêmes de manière souvent très positive, comme un instrument de salut tout à la fois religieux et social. C’est bien, d’une certaine façon, cette altérité de l’inquisition ou plutôt des inquisitions qu’il s’agit, selon l’auteure, d’affronter si l’on veut tenter d’en comprendre historiquement les ressorts.
De toutes les contributions concernant la période médiévale, celle-ci est la seule à penser conjointement la construction de l’orthodoxie et celle de l’hérésie. L’une des seules également à user de précautions méthodologiques quand il s’agit d’envisager la potentielle »résurgence« des anciennes hérésies aux XIIe–XIIIe siècle, laissant ainsi entrevoir une autre histoire possible de l’hérésie et de l’inquisition (illustrée dans le domaine anglo-saxon par les travaux récents de Robert Ian Moore et de Marc Gregory Pegg).
Ce n’est cependant pas la voie historiographique empruntée par les contributions suivantes qui préfèrent envisager le combat contre l’hérésie comme la réponse inévitable de l’Église à une poussée objective de l’hétérodoxie en Occident à partir du XIe siècle. Le chapitre 2 (Michael Frassetto) passe ainsi en revue les différentes affaires d’hérésie qui défrayent la chronique, surtout monastique, du premier Moyen Âge. La répression de l’hérésie s’organise alors de manière dispersée, au coup par coup et en dehors de toute structure centralisée. Par-delà son intérêt informatif, le propos n’en prête pas moins à discussion tant il endosse sans recul critique le point de vue interne des adversaires de l’hérésie (évêques, chroniqueurs, etc.), en faisant toujours comme si celui-ci reflétait nécessairement l’état réel de la contestation dans le corps social.
Une deuxième séquence aborde plus directement les »inquisitions médiévales« avec trois nouveaux chapitres chronologiques. L’intérêt du chapitre 3 (Henry Ansgar Kelly) réside dans la précision de ses analyses relatives à l’évolution des formes procédurales successivement mobilisées contre les hérétiques. Il est en effet judicieux de rappeler qu’avant d’être une juridiction spécialisée dans le combat contre l’hérésie, l’inquisition fut une forme de procès fondé sur le modèle inquisitoire (enquête). L’auteur insiste ainsi à juste titre sur ce que la mise en place de l’inquisition entre 1231 et 1238 doit à la petite révolution procédurale accomplie antérieurement sous le pontificat d’Innocent III. On aura cependant plus de mal à accepter son analyse de l’évolution ultérieure de la procédure d’enquête présentée comme une sorte de dégénérescence du modèle de Latran IV: tout se passe comme si l’inquisition résultait d’une dérive imputable à des individus, sans impliquer l’institution elle-même. En ce sens, il n’est pas certain que la meilleure façon de comprendre le phénomène soit d’interroger la psychologie personnelle des inquisiteurs dans leur propension à violer les règles de droit (p. 107).
Le chapitre suivant (L. J. Sackville) vise moins à étudier l’institutionnalisation de l’office inquisitorial qu’à décrire dans toute sa diversité la façon dont les autorités constituées s’engagent, de manière indépendante ou complémentaire, dans la lutte contre l’hérésie. Si le propos accorde une place attendue aux ordres mendiants, il insiste davantage sur le caractère pluriel et collectif des poursuites. Un cinquième chapitre (Robin Vose) s’intéresse à une période associée généralement à l’idée de déclin. Pour l’auteur, l’emploi du pluriel pour désigner les inquisitions se justifie plus que jamais du fait de l’hétérogénéité des »personnels« mobilisés ou de l’inégale intensité de la répression. À partir du XVIe siècle, l’histoire de l’inquisition s’écrit de plus en plus en fonction des états territoriaux et non plus à l’échelle de la chrétienté.
Les dernières séquences se concentrent ainsi logiquement sur des aires géographiques restreintes: le monde ibérique pour la troisième et l’Italie pour la quatrième. Si une Inquisition romaine perdure – elle est même refondée dans le contexte de la Contre-Réforme pour devenir une sorte d’État dans l’État ou plutôt d’État dans l’Église (Elena Bonora) –, le système se territorialise, avec, notamment, une inquisition espagnole qui passe d’emblée sous le contrôle de la monarchie et dont la finalité principale est finalement plus politique que religieuse (Helen Rawlings, Werner Thomas). Le modèle espagnol à l’aune duquel on a longtemps jugé de l’ensemble de l’inquisition n’est finalement qu’un cas particulier dont le profil historique apparaît très spécifique: à l’instigation d’une monarchie obsédée par la défense de l’unité, la persécution prend essentiellement pour cible le crypto-judaïsme.
Les cas portugais et même brésilien (Lucia Helena Costigan) se présentent assez largement sous l’influence espagnole dès lors que la création d’une inquisition portugaise en 1536 comme les principales phases de son histoire s’avèrent, pour l’essentiel, étroitement dépendantes des choix de la couronne voisine. Un dernier chapitre consacré aux relations entre le Saint-Office et la république de Venise aux XVIIe et XVIIIe siècles (Federico Barbierato) illustre idéalement cette dynamique de parcellisation territoriale en étudiant le phénomène à l’échelle d’un micro-État italien. L’auteur montre bien que si un tribunal est implanté dans la cité lagunaire, il fonctionne a minima, cantonné à des délits mineurs, et ses rares investigations s’arrêtent généralement à la porte des palais de l’aristocratie. L’indépendance farouche de Venise, méfiante à l’égard de toute forme d’intrusion étrangère, limite les possibilités d’action d’une inquisition romaine très largement paralysée et dont le pompeux cérémonial ne saurait cacher l’impuissance politique.
Assorti d’une bibliographie très »anglocentrée«, l’ouvrage est en revanche dépourvu de conclusion. Cette absence éclaire peut-être l’une des principales limites du projet: à force de relativiser la singularité de l’institution créée à l’initiative de la papauté vers 1230, de privilégier surtout la pluralité des formes d’enquête, cette synthèse ne finirait-elle pas, paradoxalement, par imposer une histoire éclatée et indéterminée de l’inquisition? On peut se demander si cette indétermination est liée à la réalité historique que l’ouvrage collectif tente de décrire ou si elle n’est qu’un défaut de conceptualisation qui lui serait imputable.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Franck Mercier, Rezension von/compte rendu de: Donald S. Prudlo (ed.), A Companion to Heresy Inquisitions, Leiden (Brill Academic Publishers) 2019, X–324 p. (Brill’s Companions to the Christian Tradition, 85), ISBN 978-90-04-36090-7, EUR 198,00., in: Francia-Recensio 2019/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68317