C’est un dessein méritoire que de vouloir fournir un »petit précis« sur l’esclavage médiéval et un effort immense que de le réaliser: imposante bibliographie, maquis des concepts, des théories, surdéterminations des historiens. La constatation préliminaire est la permanence des dépendances personnelles, jusqu’à la restauration de l’esclavage originel par le jihâd dans l’espace syro-irakien, sous nos yeux. Sandrine Victor se fixe sur la multiplicité des dépendances et la gamme des statuts, leur fluidité, la coexistence des concepts, des conduites et leur conflit: l’esclavage implique à la fois déshumanisation et reconnaissance implicite ou explicite de l’humanité de l’esclave, c’est une condition, un »état«, mais c’est aussi un statut. Le plan thématique ne sert guère à mettre de l’ordre: six chapitres rebattent les mêmes cartes, »L’impossible définition« d’un concept d’esclavage qui débouche sur l’aporie, »Éthique, morale et religion«, »Un débat d’historiens« qui ne fait pas assez de place aux idéologies qui commandent le choix des observations et la fabrication des »faits«, une »Géographie de l’esclavage médiéval« aplatie sans perspective chronologique, »Un système économique centré sur le travail« (»bridé«, au sens de Yann Moulier Boutang) et un sixième chapitre, »Esclaves, statuts, conditions et sortie de l’esclavage«.
Les meilleurs paragraphes sont de petites monographies inspirées de recherches anciennes, certains volets de la somme de Charles Verlinden ou de la synthèse de Jacques Heers, ou récentes (Fabienne Guillén pour Barcelone, Onofre Vaquer Bennàssar pour Majorque, Youval Rotman pour Byzance, Yousef Ragheb pour les premiers temps de l’Islam, Philippe Bernardi pour la Provence rhodanienne) et qui combinent une bonne connaissance des contextes économiques, des chronologies, du droit local, avec une information qui puise à des sources différentiées, actes de ventes, testaments, règlements, procès et sentences.
Chaque type de document est fondé sur une conception de l’esclave, objet de méfiance ici, de surveillance, de bienveillance, d’affection quasi familiale là, et donne une impression générale. Chaque moment, chaque grande plage chronologique aurait pu être traité à part pour obtenir une concaténation d’ensemble. La bibliographie et les notes laissent trop de place et de confiance à des ouvrages de deuxième, de troisième main, Murray Gordon, Christian Delacampagne, Marcel Dorigny et Bernard Gainot, qui n’avaient rien à faire ici. Les amples lectures théoriques de Sandrine Victor (Olivier Grenouilleau et Claude Meillassoux principalement, puis Antonio Gonzáles, Orlando Patterson et Alain Testard et bien d’autres) ne débouchent pas seulement sur une aporie pratique, le chaos qu’entraîne le choc des définitions abruptes imposant de reconnaître la grande variété des conduites, la mobilité et la fluidité des statuts contrastant avec la fixité trompeuse des droits.
Sandrine Victor rejoint finalement la réflexion fondamentale de Y. Moulier Boutang sur le »salariat bridé«. L’esclavage se greffe en effet sur le salariat: le calcul économique de l’acheteur d’esclaves part du salaire qu’il verserait, et dans de nombreuses situations (Catalogne, Majorque, Provence, Sicile du XIVe et du XVe siècle) l’esclave est reversé dans le monde du travail salarié, qu’il soit loué à une entreprise ou autorisé à se constituer un pécule en se louant lui-même sur le marché.
Deux grands moments retiennent l’attention, une première révolution esclavagiste concomitante aux conquêtes barbares, puis musulmanes, quand le butin massif réveille le marché, et une seconde révolution, au XIIIe siècle, qui combine des mises en servitudes massives (Baléares, Lucera) en Méditerranée et l’appel à une main-d’œuvre captive achetée sur les marchés de Tartarie et au débouché du trafic transaharien. Le premier tournant concerne toute l’Europe et se prolonge dans les îles Britanniques et en Scandinavie, le second ne concerne que la façade méditerranéenne, péninsule Ibérique, Provence (qui n’est pas en France, notons le, mais de l’Empire), littoraux italiens, côte dalmate.
Tandis que le monde musulman dans son entier est une société esclavagiste, au sens adopté par Olivier Grenouilleau d’un rôle décisif des esclaves dans la chancellerie, l’armée, la police, l’artisanat, la représentation ostentatoire, le travail physique, la reproduction enfin par le concubinat et la libération des enfants des concubines, et leur intégration parmi les fils du maître, les esclaves ne constituent dans ces marges de l’Europe méridionale qu’une part mineure (sauf un temps dans les Baléares) du monde des travailleurs, et c’est une société »à esclaves«. Il faut corriger des appréciations anciennes encore trop floues: on n’y connaît en effet ni chancellerie employant des esclaves, ni armée, et encore moins d’armée qui prenne le pouvoir pour plusieurs siècles en gardant son statut et ses rituels serviles, comme celle des mamlouks.
Il ne faut pas, en effet, écraser les chronologies: l’esclave militaire ou secrétaire n’existe en Sicile que sous les Normands, sur un modèle byzantin et arabe. Sandrine Victor esquisse une analyse de la fidélité et de la confiance dans les sociétés politiques musulmanes, où les liens de famille et de parti sont moins forts que la paternité acquise et la filiation symbolique de maître à esclave. Notons cependant que la ministérialité germanique et lorraine, des serfs nobles, comtes, ducs d’Empire avec Henri VI, n’est pas éloignée de ce modèle. Faute d’un plan ferme et qui envisage en bloc le passage de l’esclavage barbare à la pluralité de statuts, demi-libres, serfs chasés, serfs, qui s’efface en France devant l’effort libérateur des légistes et de la monarchie, en particulier du parlement de Toulouse, puis la reconstitution d’une société littorale méditerranéenne à esclaves, l’ouvrage permettra de glaner une multitude d’informations et de reconnaître des pistes.
On se méfiera cependant du relais qu’il offre aux exagérations des auteurs: la surévaluation des flux est une constante, depuis Michael McCormick, comme celle de l’»essor des premiers siècles de l’Islam«, artefact historiographique en décomposition. On sera prudent avec la stigmatisation et la racialisation: Palerme connaît au XVIe siècle un saint franciscain noir, son patron en 1602, san Benedetto Moro, fils affranchi d’un couple d’esclaves. Et on corrigera bien des erreurs: la translittération de l’arabe est erratique (sakaliba pour saqqaliba, yizya pour jizya, jaray pour kharâj); Frédéric III est appelé »Frédéric II«, p. 15; animes, p. 28, est utilisé pour anime, non-libres temporaires venus de Dalmatie et Italie; les mamlouks ne sont pas d’»anciens guerriers«, p. 50, mais le plus souvent des enfants de troupes élevés en chambrées solidaires; la main-d’œuvre aulique ne travaille pas dans les mines ou dans les champs, p. 100, elle reste dans le palais; les massarie siciliennes, p. 175, ne sont pas des »fermes fortifiées«, mais des sites ouverts. Plus grave, une ligne a sauté page 124, ligne 14 (»M s al Hakam a envahi«, qu’on peut reconstituer »Mûsâ b. Nusayr, selon le chroniqueur Ibn ‘Abd al-Hakam, a envahi«), mais c’est l’affaire de l’éditeur.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Henri Bresc, Rezension von/compte rendu de: Sandrine Victor, Les fils de Canaan. L’esclavage au Moyen Âge, Paris (Vendémiaire) 2019, 216 p. (Retour au Moyen Âge), ISBN 978-2-36358-320-8, EUR 22,00., in: Francia-Recensio 2019/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68328