Cet ouvrage trouve ses origines dans une conférence tenue à l’université de Francfort-sur-le-Main à l’été 2015 en coopération avec l’université de Tel Aviv, et dont la thématique plus large portait sur »Disasters of Violence, War and Extremism«, au cours de la période allant de 1813 à 2015. Toutes les contributions n’ont pas été conservées pour la publication, tandis que quelques autres sont venues s’ajouter. C’est qu’ici la focale s’annonce resserrée à la fois chronologiquement – sur le XXe siècle – et thématiquement – sur le phénomène guerrier, et plus encore sur la manière dont celui-ci est perçu, représenté et remémoré. L’introduction revient sur ce qui fonde le choix de se concentrer sur le XXe siècle: le rôle qu’y a joué la Première Guerre mondiale et la profondeur des traces qu’elle y a laissées. Il s’agit alors de proposer une perspective transnationale et pluridisciplinaire sur »la catastrophe originelle du XXe siècle« ainsi que sur ses conséquences directes ou lointaines.

La première partie se penche directement sur le conflit, sous l’angle de la transformation aussi bien des nations que de leur manière de faire la guerre. Arnd Bauerkämper traite ainsi de l’internement des civils ennemis en Grande-Bretagne entre 1914 et 1918. Le traitement infligé aux »ennemis intérieurs« rejoint les représailles exercées à l’encontre des prisonniers de guerre pour témoigner des effets violents du nationalisme et de l’extrême brutalité du conflit jusqu’aux sociétés de l’arrière. Pour les gouvernants, le renforcement de la cohésion nationale justifie le rejet des conventions de la Haye, quand bien même certaines associations luttent pour la reconnaissance effective de principes juridiques humanistes.

Pour sa part, Mihran Dabag rappelle que l’exclusion de certains groupes en temps de guerre, voire leur persécution, trouve ses racines en période de paix. Dans l’Empire ottoman, les jeunes turcs importent les concepts occidentaux de nation et de minorité ethnique, qui débouchent sur l’idée d’une nation panturque homogène – absente jusqu’ici de la pensée islamique – préparant ainsi la voie au génocide arménien. Yaron Jean se penche quant à lui sur les modifications de l’expérience sensorielle au cours de la guerre. La transformation des combats et les innovations techniques, notamment dans l’artillerie à longue portée et l’arme aérienne, entraînent une déconnexion entre l’ouïe et la vue qui contribue à l’abaissement du seuil d’acceptation de l’usage d’armes létales. Le progrès technologique semble alors aggraver la violence de guerre, dans un processus devenu caractéristique des conflits contemporains.

La deuxième partie s’attache à diverses réflexions artistiques sur la guerre et la violence, que ce soit avant, pendant ou après le conflit. Frederike Felcht et Anja Peltzer se penchent sur le film du Danois Holger-Madsen »Ned med Vaabnene« (»À bas les armes«), adaptation du roman (»Die Waffen nieder!«) de Bertha von Suttner paru en 1889. Sorti en 1914, ce film fait entendre une critique particulièrement féroce de la guerre, dans une démarche qui se veut moins préventive que de rupture radicale avec les ressorts socioculturels du conflit. Plusieurs contributions se consacrent ensuite à des artistes qui ont expérimenté de manière variable la Première Guerre mondiale et qui en tirent la volonté d’une innovation artistique dont la postérité s’avère inégale.

Martina Groß étudie la performance »Gadji-beri-bimba« d’Hugo Ball à Zurich en 1916. Celle-ci illustre le caractère extrêmement critique du mouvement dada face à la ferveur guerrière. Cependant, la démarche de Ball traduit autant le souci de replacer le conflit dans une réalité sociale – celle d’un ordre bourgeois dont se nourrit la guerre – que de trouver une forme artistique nouvelle – à même d’appréhender de manière intemporelle les conflits.

Gal Hertz s’occupe, quant à lui, de Hans Rothe, qui s’efforce dès la guerre de moderniser les traductions et mises en scène des pièces de Shakespeare en Allemagne pour les rendre mieux accessibles. Ce faisant, il se heurte aux tenants d’une tradition shakespearienne qui revendique Hamlet comme le reflet de l’âme allemande; une telle remise en cause identitaire fera long feu. Ingrid Gilcher-Holtey s’intéresse au cas d’Erwin Piscator, dont la pensée sur l’art et la politique découle directement de l’expérience combattante. Or les efforts de Piscator pour mêler nouvelles formes de performance artistique et engagement politique sont repris à New York après la Seconde Guerre mondiale au sein du »Living Theater«. Celui-ci joue un rôle lors des mouvements protestataires des années 1960, ce qui pourrait lui conférer une influence indirecte jusqu’à aujourd’hui.

Enfin, Nikolaus Müller-Schöll examine le théâtre de Heiner Müller (né en 1929) en lien avec celui de Berthold Brecht qu’il a côtoyé au Berliner Ensemble. Tous deux posent la question de la violence légitime ou illégitime; ils s’appuient sur l’expérience des deux guerres mondiales pour appréhender à nouveaux frais la relation entre la politique et le théâtre et ils considèrent ce dernier comme l’outil d’un »travail sur le mal« plus que comme une institution morale.

La troisième partie se concentre finalement sur les pratiques de mémoire. Steffen Bruendel compare la prise en charge mémorielle de la domination coloniale en Namibie et en Allemagne. Alors que la relation entre les deux pays reste de nature postcoloniale, aucune mémoire collective quelque peu unifiée n’émerge: c’est la fragmentation qui domine de part et d’autre, dans une concurrence entre mémoires de groupes (notamment ethniques et politiques).

Hanna Teichler montre à l’inverse comment une autre colonie européenne a pu tirer profit de son soutien à la métropole: la littérature canadienne contemporaine continue de relater une construction nationale née de l’engagement dans la Première Guerre mondiale aux côtés de la Grande-Bretagne, tout particulièrement lors des combats d’avril 1917 sur la crête de Vimy. Silja Behre revient enfin sur le rôle de la mémoire dans les événements de 1968 en France et en Allemagne. La question de la violence occupe une place bien différente au sein des deux mouvements protestataires, en fonction de l’histoire respective de chaque pays. Alors qu’en France, on peut se référer à une tradition de résistance contre le fascisme pour légitimer l’usage de la violence, on évite en Allemagne de se référer à un passé marqué par la violence illégitime.

Les éditeurs ne fournissent pas de conclusion à ce livre ambitieux. Sa rédaction aurait sans doute été une gageure, tant les thématiques abordées et les approches retenues sont diverses. En réalité, la difficulté à circonscrire un objet clair était perceptible dès l’introduction. S’il est indéniable que certaines logiques à l’œuvre pendant la Première Guerre mondiale perdurent bien après sa fin, ces prolongements sont ici conçus de manière extensive puisqu’ils incluent aussi bien les extrémismes politiques et les régimes autoritaires de la première moitié du siècle que la Seconde Guerre mondiale et par suite la guerre froide – avec son propre cortège d’effets y compris sur le processus de décolonisation et par ricochet sur les mouvements étudiants des années 1960 –, ou encore les attentats terroristes des années 2000 et les printemps arabes.

Dès lors, le lien avec le conflit de 14–18 se fait parfois bien ténu, voire complètement absent de certaines contributions. Face à l’ampleur du champ retenu, l’éclairage proposé de la Première Guerre mondiale procède nécessairement par touches impressionnistes. Ainsi en va-t-il des trois contributions de la première partie qui, pour intéressantes qu’elles soient, restent très éparses. Elles ne sauraient évidemment couvrir la question des transformations des nations et de leur manière de conduire la guerre. Qui plus est, leur originalité thématique pâtit d’une absence de prolongement ou d’une forme de reprise dans les parties qui suivent. Le principal mérite du livre est alors de proposer une collection d’articles pluridisciplinaires en lien avec la question de la violence et de ses divers traitements au XXe siècle. Il souligne ce faisant l’intérêt qu’il y aurait à en étudier systématiquement la généalogie – notamment en lien avec le premier conflit mondial.

FUSSNOTEN EINFÜGEN

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Élise Julien, Rezension von/compte rendu de: Steffen Bruendel, Frank Estelmann (ed.), Disasters of War. Perceptions and Representations from 1914 to the Present, with the collaboration of Janneke Rauscher, Paderborn (Wilhelm Fink Verlag) 2019, VIII–254 p., 16 b/w ill. (Genozid und Gedächtnis), ISBN 978-3-7705-6290-9, EUR 79,00., in: Francia-Recensio 2019/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68525