La question des modalités du ravitaillement de la population des zones françaises occupées par l’armée allemande durant la Première Guerre mondiale nous était principalement connue par l’ouvrage que lui consacrèrent Paul Collinet et Paul Stahl, publié en 1928 dans la série de la dotation Carnegie consacrée à l’histoire économique et sociale de la guerre1. Si cet ouvrage tend à mettre en avant le rôle du Comité d’alimentation du Nord de la France (CANF) fondé en avril 1915 et celui que jouèrent des personnalités comme Louis Guérin, son fondateur, et Edmond Labbé, son secrétaire général, il n’en souligne pas moins son absence d’autonomie par rapport à la Commission for Relief in Belgium (CRB), également appelée »comité hispano-américain« qui avait en charge la collecte et l’acheminement des denrées jusqu’aux zones contrôlées par l’armée allemande sous la responsabilité de Herbert Hoover qui en tira une certaine aura internationale.
Pour autant cette étude laissait largement dans l’ombre l’histoire de la CRB, en particulier pour ce qui concerne le cadre dans lequel l’acheminement des denrées était effectué. Herbert Hoover y consacra par contre en 1959 le premier volume de son étude sur les organisations humanitaires auquel il fut associé et fit en sorte que les archives, pléthoriques, de cette organisation soient mises à la disposition des chercheurs et chercheuses2. Elles constituent un des fonds de la fondation Hoover à Stanford, encore peu explorés par les chercheurs français sur ce point. On saura donc gré à Clotilde Druelle-Korn d’avoir consacré son mémoire original d’habilitation à diriger les recherches, d’où est issu cet ouvrage, à cette institution et à sa place dans l’élaboration des formes d’action humanitaire propres aux relations internationales du siècle.
Mais c’est cependant moins la question du ravitaillement qui intéresse l’auteure que la contribution de cette expérience à la genèse de la conception de l’action humanitaire de Herbert Hoover et de la place qu’elle allait être amenée à prendre, sous différentes formes d’aide internationale, dans la diplomatie américaine. Le traitement de ce dossier vise donc à montrer »comment la Commission s’est imposée dans la diplomatie et les relations internationales de la Première Guerre mondiale et de l’après-guerre comme un acteur non gouvernemental, construisant sa légitimité à partir de préceptes moraux, voire religieux, et l’installant dans la durée par des réalisations concrètes dues à une expertise économique et financière, à un mot à des compétences managériales« (p. 22) afin de voir dans son action »des révélateurs de l’idéologie et des outils d’un projet hégémonique américain en construction« (p. 23).
La question des conditions concrètes et des effets du ravitaillement de la zone occupée n’apparait donc qu’en toile de fond de ce travail, qui reste avant tout porté par des problématiques de relations internationales, et l’on se reportera à d’autres travaux, comme ceux de Stéphane Lembré, pour approcher le très difficile quotidien des populations des zones occupées qui n’est ici envisagée que du point de vue de cette commission et de ses satellites, ce qui aurait pu justifier un titre plus explicite3. L’auteur n’en cherche pas moins à retracer l’histoire d’une institution conçue au carrefour de celle de l’émergence des organisations non gouvernementales et de l’action humanitaire, de la question de la neutralité en situation de guerre, du droit et de la gestion des civils et de l’histoire de la diplomatie états-unienne et de la place qu’y occupe Herbert Hoover.
La démarche de Clotilde Druelle-Korn articule les différents points de vue qui peuvent être trouvés d’une part dans les archives de la CRB (591 boîtes) et dans les fonds français (AN F12 en particulier, MAE, SHD, CAEF, Sénat, archives départementales et archives bancaires). Le point de vue britannique n’est mobilisé qu’à la marge et le choix a été fait de ne pas recourir aux sources allemandes, qui ne sont appréciées qu’au miroir des autres sources, belges ou néerlandaises. Leur étude débouche sur un plan en sept chapitres dans lequel le premier fait office d’introduction et le dernier de conclusion. Sur les cinq autres trois articulent une présentation chronologique de l’organisation du ravitaillement marquée par les grandes étapes du conflit et deux envisagent une approche plus thématique.
Le second chapitre revient sur la mise en place de la CRB dans l’urgence à l’automne 1914 afin d’assurer le ravitaillement des populations belges puis sur l’extension de son action en mars 1915 à la zone occupée française, date à laquelle démarre la mention qu’en font Collinet et Stahl. Il éclaire donc une genèse qui était peu connue. La commission découle d’une initiative portée par plusieurs personnalités américaines présentes à Bruxelles et à Londres d’organiser, dès le déclenchement du conflit, un circuit d’approvisionnement de Bruxelles, rapidement étendu à la Belgique. La démarche mobilisa des ingénieurs et les ambassadeurs des États-Unis à Bruxelles et Londres, ce dernier représentait par ailleurs les intérêts de l’Axe et leurs réseaux européens.
On y retrouve Herbert Hoover, alors homme d’affaires basé à Londres, qui s’était déjà illustré en août et septembre 1914 dans l’organisation du rapatriement de dizaines de milliers de ressortissants états-uniens. La prise en charge du ravitaillement par une commission portée par des États neutres, États-Unis, Espagne et Pays-Bas, délivrait les belligérants d’une responsabilité difficile à gérer et permit surtout une mise en œuvre très rapide.
L’étude s’attache à reconstituer le jeu des différents acteurs à partir des sources diplomatiques et tout particulièrement à suivre la capacité de ces privés à mobiliser diverses ressources depuis la presse américaine sollicitée pour mobiliser l’opinion publique pour obtenir le soutien du gouvernement fédéral jusqu’aux compétences organisationnelles et aux réseaux nécessaires pour trouver les financements de cette initiative.
Elle dresse en outre un portrait de Herbert Hoover dont elle cherche à souligner le fondement quaker de son engagement humanitaire qui trouva dans la CRB une réalisation majeure. Le quatrième chapitre suit les difficultés, une fois la commission installée et étendue au nord de la France, de la coordination des différents acteurs, que l’auteur juge »chaotique«, jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis. Une fois passée l’urgence extrême de la mise en œuvre d’un ravitaillement civil, se révèle la diversité des acteurs et la complexité de l’articulation de leurs intérêts qui conduit là encore à favoriser l’initiative privée dans un fonctionnement qui n’est cependant pas sans remous.
En première ligne sur les territoires occupés, les responsables municipaux avaient évidemment pour priorité d’apporter des solutions tangibles à leurs concitoyens. À Paris, les parlementaires tentaient de concilier enjeux locaux et nationaux directement sensibles à toute relation avec l’ennemi. Les Affaires étrangères avaient, quant à elles, à gérer la coordination des différents intérêts et en particulier les dimensions liées au droit international. Les bons offices de la CRB indépendante constituaient la solution la plus efficiente et permirent de gérer la contradiction entre le blocus des Mittelmächte et la nécessité de pourvoir aux besoins des populations civiles. Avec l’entrée en guerre des États-Unis, les équilibres sous-jacents à son action sont remis en cause mais elle perdure faute de véritable alternative (chap. 6). Le suivi souvent touffu de l’articulation de la question de ce ravitaillement à la chronologie de la guerre et l’attention portée aux différents acteurs rend compte d’une construction opérationnelle mais instable, soumise à l’enchevêtrement des initiatives et des intérêts.
Les chapitres 3 et 5 proposent une perspective différente sur l’institution. Le chapitre 3 revient sur la question de l’articulation de la mise en œuvre du ravitaillement avec celle du blocus de l’Allemagne et reprend les dossiers relatifs aux conventions internationales en matière de commerce en temps de guerre et de statut des pays neutres. L’activité de la CRB traduit un équilibre subtil entre l’intérêt pour l’Allemagne du respect de la destination civile de ces denrées, qui la déchargeait en partie de leur ravitaillement et des troubles que leur disparition aurait entraîné, et l’acceptation par les alliés d’une entorse majeure au blocus militaire et de la mobilisation de ressources importantes, en denrées comme en logistique, dont les effets n’étaient jamais garantis.
Cette complexité contribue à expliquer pourquoi, en dehors des Américains, les parties cherchèrent avant tout à taire la réalité de ces compromis. Le chapitre 5 rend compte de l’administration du ravitaillement, du rôle des comités locaux, et de la perception qu’en eurent les deux principaux groupes de protagonistes, américains et allemands.
Le dernier chapitre expose la poursuite de l’activité de la CRB jusqu’en 1919 et les conditions de liquidation de ses comptes, mais surtout trace les perspectives ouvertes pour la diplomatie américaine par cette expérience. Transposée dans l’American Relief Administration, créée en 1919 et administrée par Hoover, elle constitua la base de la diplomatie économique et humanitaire qu’il contribua à inscrire dans le périmètre de l’action extérieure américaine. C’est dans cette perspective qu’il tenta de promouvoir, sans succès, en 1939 un programme »Food For Democracy«, qui s’affirma finalement après la Seconde Guerre mondiale. Au final, le projet extrêmement ambitieux de cet ouvrage évite grâce à l’attention portée aux acteurs et au suivi chronologique le risque téléologique propre à toute réflexion sur la genèse d’une pensée et d’une action. Parvient-il pour autant à en rendre compte? L’écart entre l’intuition sous-jacente à cette étude et la démonstration nécessaire pour y parvenir reste considérable. Gageons qu’il pourra stimuler la réflexion sur la genèse de l’action humanitaire internationale au XXe siècle.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pierre-Antoine Dessaux, Rezension von/compte rendu de: Clotilde Druelle-Korn, Food for Democracy? Le ravitaillement de la France occupée (1914–1919): Herbert Hoover, le blocus, les neutres et les alliés, Bruxelles, Bern, Berlin et al. (Peter Lang) 2018, 387 p., 10 ill. (Enjeux internationaux, 45), ISBN 978-2-8076-0754-5, CHF 68,00., in: Francia-Recensio 2019/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68530