Vera Fritz a soutenu sa thèse en histoire contemporaine en 2014 à l’université d’Aix-Marseille, sous la direction du professeur Philippe Mioche. L’ouvrage »Juges et avocat généraux de la Cour de justice de l’Union européenne (1952–1972)« est la publication intégrale de cette thèse de doctorat, sans modifications ni réécriture, et s’inscrit dans le renouveau historiographique du début des années 2000 visant à étudier les acteurs de la construction européenne par des approches biographiques – individuelles ou collectives – et prosopographiques.

L’étude collective des parcours biographiques pour comprendre le rôle et l’action des acteurs dans leurs fonctions européennes a couvert ses dernières années de nombreuses institutions: Haute Autorité de la CECA, Commission européenne, Parlement européen … La Cour de justice restait largement méconnue sur ce plan, elle qui est très étudiée du point de vue du droit. Gardienne des traités, en contrôle de l’exécutif européen, elle est composée de juges, sept en ses débuts, et de nombreux experts qui dissèquent le millefeuille juridique communautaire, et prennent des décisions, rendent des jugements et arrêts dans des affaires touchant principalement aux affaires commerciales et douanières liées à l’instauration du marché commun, mais aussi aux droits individuels. Son rôle est majeur, elle incarne l’interprétation du droit communautaire mais son image est très technicienne, à l’inverse de sa lointaine cousine, la Cour européenne des droits de l’homme, dont la jurisprudence est plus médiatisée.

Le premier travail de Vera Firtz fut de reconstruire les parcours de ces hommes à la tête de l’institution européenne, dans ses premières années d’affirmation, depuis la création de la CECA et de sa Cour de justice en 1952 jusqu’en 1972. Ces bornes chronologiques s’expliquent par la volonté de travailler sur un corpus homogène (22 hommes issus de l’Europe des Six), avant l’adhésion à la CEE du Royaume-Uni, de l’Irlande et du Danemark en 1973. À noter que le corpus concerné, juges et avocats généraux de cette période est entièrement masculin, ce qui ne surprend guère tant les femmes sont rares à ce niveau de responsabilité pour la période concernée dans l’ensemble des institutions.

Révéler les parcours des hommes pour analyser l’institution qu’ils servent est une méthode historique ayant fait ses preuves ces dernières années, complémentaire des analyses historiques juridiques, économiques et politiques des institutions et de leur fonctionnement. Mais la voie biographique est semée d’embûches, liée à la difficulté, voire la fragilité, intrinsèque de la démarche, ainsi qu’à la recherche aléatoire de sources suffisamment complètes pour sortir des récits autobiographiques ou du curriculum vitae officiel.

La thèse de Vera Fritz a surmonté cet écueil, découvrant ce monde des juges rarement exposé – les traces étant bien moins nombreuses que pour un responsable politique en vue devenu commissaire … Que nous disent les biographies de ces hommes de l’institution? Qui sont-ils et en quoi analyser leurs parcours permet-il d’expliquer des choix, décisions et l’évolution de l’institution en ses débuts, d’établir une corrélation »entre la composition de la Cour et ses arrêts«.

L’ouvrage est composé de deux grandes approches distinctes, aux objectifs différents. Tout d’abord, Vera Fritz plonge dans l’histoire de l’institution »pionnière« à travers les cas des premiers juges français, allemands, belges, italiens, luxembourgeois: fonctionnement de l’institution, procédures de sélection, nominations, démissions, renouvellements de mandats de ses membres, histoire des premiers arrêts, affirmation de l’institution comme acteur majeur des Communautés, politique des États à l’égard de la Cour.

Vera Fritz cherche à écrire l’histoire de la Cour en ses débuts, mais aussi à comprendre comment les jugements qu’elle rend sont influencés par les hommes qui en sont parties prenantes, au regard de leur formation et origine, de leurs milieux et réseaux, visions du monde, voire engagement politique pour certains. C’est certainement là le point le plus délicat de la thèse et de la démarche de Vera Fritz: parvenir à identifier l’influence des hommes sur le droit rendu. Certains liens et causalités peuvent se dégager, d’autres restent dans l’ombre, de par le manque de sources (les discussions et débats préalables à un arrêt par exemple) et la nécessaire interprétation de l’auteure.

La seconde partie de la thèse de Vera Fritz est centrée sur la démarche biographique elle-même, qui démontre l’important travail de recherche de sources qu’elle a effectué. La Cour de justice y apparaît seulement en filigrane, une fonction (comme une autre?) dans ces carrières de juristes, certains ne passant que deux ou trois ans à Luxembourg. Les trajectoires individuelles de ces hommes nés entre 1879 pour le plus âgé (mais dans l’ensemble le corpus comprend des hommes plutôt nés au tournant du XXe siècle, dans les années 1890–1900), et 1919 pour le plus jeune, éclairent tout autant l’histoire du XXe siècle européen, l’évolution des administrations nationales ainsi que la naissance et le développement d’une justice internationale, de l’action interalliée dans les zones d’occupation en Allemagne après 1945 aux Nations unies, avec la Seconde Guerre mondiale comme pierre angulaire de cette (ces) génération(s) adultes et dans la force de l’âge au moment du conflit.

Ces deux lectures complémentaires, presque deux ouvrages en un, dévoilent une première histoire de la Cour de justice elle-même, jalon essentiel de l’historiographie de la construction européenne et, de façon quasi distincte, une biographie collective détaillée dessinant in fine un portrait du juriste européen du XXe siècle.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Mauve Carbonell, Rezension von/compte rendu de: Vera Fritz, Juges et avocats généraux de la Cour de justice de l’Union européenne (1952–1972). Une approche biographique de l’histoire d’une révolution juridique, Francfort/M. (Vittorio Klostermann) 2018, XIV–396 p. (Studien zur europäischen Rechtsgeschichte. Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für europäische Rechtsgeschichte Frankfurt am Main, 312), ISBN 978-3-465-04350-8, EUR 79,00., in: Francia-Recensio 2019/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68619