Voici un livre qui tient plus que ne promet son titre, car le terme de »portrait« pourrait légitimement donner à croire qu’il ne saisit Stauffenberg qu’à un instant de sa vie, alors que, même s’il s’émancipe quelquefois de l’ordre chronologique le plus strict, c’est bien une véritable biographie que Thomas Karlauf finit par en donner.

L’un des apports les plus intéressants de son ouvrage est la réflexion qu’il propose sur la mémoire laissée par Stauffenberg, dont il rappelle que les premiers constructeurs furent Hitler lui-même, parce qu’il articula son nom dans le discours qu’il prononça à la radio dans la nuit du 20 juillet pour démontrer Urbi et Orbi qu’il avait survécu à l’attentat, puis les quatre cents instructeurs criminels qui furent chargés par le régime d’enquêter sur les tenants et les aboutissants de celui-ci. Eux ne virent jamais dans les conjurés que des traîtres, aristocrates plus ou moins décadents, avant que bon nombre d’anciens généraux de la Wehrmacht ne reprennent cette thématique après la guerre.

Mais, dans les années qui suivirent 1945, pouvoir arguer même de vagues contacts avec Stauffenberg servit aussi, en sens inverse, de certificat d’antinazisme, moyennant quoi les survivants qui en usèrent ne cessèrent, en conséquence, d’antidater toujours plus haut sa rupture avec le régime, de manière à renforcer l’autorité de ce qu’ils racontaient de leur propre hostilité au régime. D’après Thomas Karlauf, la conséquence en a été, jusque chez ses biographes antérieurs, une certaine héroïsation du personnage, transformé hasardeusement en démocrate ou en moraliste, qui ne rend pas justice à la complexité de ses sentiments par rapport au pouvoir nazi; et c’est pourquoi lui-même a fait le choix, dans la reconstitution qu’il veut procurer de l’évolution intérieure de Claus von Stauffenberg, de donner la priorité aux documents contemporains sur les témoignages postérieurs.

De cette option, il découle des réussites et des motifs de frustration. Parmi les premières, ce que Thomas Karlauf écrit du lien de Stauffenberg avec le cercle de Stefan George. Son récit commence d’ailleurs in medias res, par la relation des obsèques du poète, au début du mois de décembre 1933, à Minusio, dans le Tessin. Claus von Stauffenberg lui avait été présenté en 1923, à l’âge de quinze ans, en même temps que son frère Berthold, qui en avait dix-huit. À la mort de George, Claus fut chargé entre autres de régler l’ordre dans lequel les amis du défunt allaient, à tour de rôle, veiller sa dépouille, tâche délicate qui en disait long à la fois sur la place éminente qui avait fini par devenir la sienne dans le cercle et sur le tact dont il était capable, vu les conflits personnels et politiques qui en opposaient les membres. Du poète, il avait reçu une empreinte qui resta assez profonde pour que, le 21 juillet 1944, devant le peloton d’exécution qui mit un terme à ses jours, son dernier mot – »Vive l’Allemagne secrète« – ait été georgien, sans doute aucun parce que la prétention – ou la prétendance? – du Cercle à constituer le meilleur de l’Allemagne l’avait préparé de longue main à séparer le destin de celle-ci du sort du IIIe Reich: ce sont les avantages de l’élitisme.

Un autre bénéfice de l’option historiographique retenue par Thomas Karlauf est le portrait inattendu d’un homme très chaleureux, jusque dans ses rapports de service, au point que, tout en reconnaissant en lui un excellent officier d’état-major, qui pouvait légitimement aspirer aux plus hauts grades de l’armée allemande, certains de ses supérieurs, sanglés dans la tradition militaire prussienne, ont parfois vu, dans la décontraction plus grande de cet Allemand du Sud, comme une pointe de désinvolture.

Elle ne l’empêchait en tout cas pas d’adhérer pleinement à l’éthique du corps des officiers, telle qu’elle avait achevé de se constituer sous Hans von Seeckt, ce dont Thomas Karlauf tire deux conclusions qui ne sont contradictoires qu’en apparence. La première est que, très normalement pour un homme de son milieu et de sa profession, Stauffenberg partagea longtemps les objectifs du régime nazi, dans la mesure où celui-ci prétendait restaurer la grandeur de l’Allemagne: il est par exemple probable qu’il ait librement pris part à un défilé organisé dans les rues de Bamberg pour célébrer la prise du pouvoir par le NSDAP, tandis que, dans les années qui suivirent, son frère Berthold, qui fut toujours pour lui un alter ego, et qui était devenu expert au tribunal international de La Haye, écrivait, dans de graves revues juridiques, des articles savants pour justifier en droit international les différents coups de force du gouvernement hitlérien.

La seconde conclusion est que, précisément parce qu’il était persuadé qu’il y avait une responsabilité politique du corps des officiers, Stauffenberg s’engagea d’autant plus résolument dans l’opposition à Hitler, une fois que, dans le courant de l’année 1942, c’est-à-dire dès avant Stalingrad, il se fut persuadé que la façon dont le dictateur menait la guerre conduisait l’Allemagne à la catastrophe militaire et politique. Ce fut là pour lui la motivation principielle, avant la condamnation des crimes commis par le régime nazi et en particulier du génocide. Pour l’établir, Thomas Karlauf s’appuie tout spécialement sur la déposition que fit devant la police soviétique, en septembre 1944, cinq semaines seulement après l’attentat, l’un des confidents des réflexions de Stauffenberg en août 1942 à Winnitza, Joachim Kühn, qui avait fait le choix de traverser le front pour échapper à l’arrestation.

L’auteur en prend texte pour insister sur la distinction nécessaire entre l’opposition militaire, telle que Stauffenberg la représente, et les autres courants de la résistance allemande. Il semble ainsi qu’il ait été séparé de James von Moltke et de son cercle de Kreisau par une incompréhension permanente et réciproque, et que ses relations avec Carl Goerdeler n’aient guère été meilleures. Car l’opposition conservatrice, dont celui-ci était le chef, multipliait les parlotes, mais était-elle capable de passer à l’acte? De ce point de vue, il faut à mon avis ranger parmi les meilleures pages de l’ouvrage celles où Thomas Karlauf retrace la déception dont fut rempli Stauffenberg, et sa résolution de dorénavant passer outre, lorsque, le 15 juillet 1944, alors qu’il s’était rendu, ce jour-là déjà, au quartier général de Hitler, avec ses bombes dans sa mallette, ses affidés de Berlin lui demandèrent, sous un prétexte qui lui parut manquer de sérieux, de ne pas les faire exploser. Du moins les leçons qu’il tira de cet échec lui permirent-elles de le transformer a posteriori en une espèce de répétition générale, qui l’aida beaucoup à faire sauter la tanière cinq jours plus tard.

Je rangerais volontiers aussi parmi les perles serties par Thomas Karlauf la correspondance qui fut échangée en 1947 entre deux anciens membres du cercle de Stefan George, Ernst Kantorowicz, qu’on rencontre une première fois dans l’ouvrage lors de sa venue aux obsèques de Minusio, et le dernier des trois frères Stauffenberg qui eût survécu, Alexander, poète lui aussi – Berthold avait été éliminé comme Claus par le déchaînement répressif qui suivit l’attentat.

L’équité m’oblige toutefois à dire que le choix de l’auteur de ne s’appuyer que sur des documents contemporains, qui ne sont finalement pas toujours très nombreux, fait que, quelquefois, son livre perd un peu Stauffenberg de vue, au bénéfice d’une histoire plus globale de la résistance au nazisme, voire du IIIe Reich; j’ai également trouvé lassante sa polémique récurrente avec Peter Hoffmann, et j’aurais par ailleurs aimé qu’il éclaire davantage le rôle que le catholicisme de Stauffenberg a pu jouer dans ses motivations. Il n’empêche qu’à mon avis, la connaissance qu’on peut avoir de lui – en tout cas, la mienne – sort renouvelée du livre de Thomas Karlauf.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Fabrice Bouthillon, Rezension von/compte rendu de: Thomas Karlauf, Stauffenberg. Porträt eines Attentäters, München (Blessing Verlag) 2019, 366 S., ISBN 978-3-89667-411-1, EUR 24,00., in: Francia-Recensio 2019/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68622