En 2002, Sebastian Conrad publiait un article déplorant la »double marginalisation« de l’histoire coloniale allemande, invitant à revisiter l’idée selon laquelle le colonialisme n’a eu qu’un rôle secondaire dans l’histoire du pays1. Le livre de Christoph Kienemann, paru en 2018, permet de mesurer l’ampleur du chemin parcouru depuis lors. Offrant une synthèse sur la place de l’Europe orientale dans l’imaginaire colonial allemand, il s’inscrit dans la lignée des travaux de Kristin Kopp, Philipp Ther, Izabela Surynt ou Gregor Thum, tout en affirmant la nécessité d’»aller plus loin« (p. 15).

Cela passe, en l’occurrence, par une analyse fine et systématique des ressorts du discours colonialiste qui se développe après 1871, ainsi qu’une discussion – plus sommaire – de ses impacts sur la construction de l’identité nationale allemande et la politique du Kaiserreich. Si l’auteur apporte un grand soin à l’administration de la preuve et évite le piège d’une étude des textes en dehors de toute analyse de leur réception et de leurs usages, on peut cependant regretter qu’il ne soit pas allé plus loin dans la diversification des points de vue, ce qui tient principalement au caractère germano-centré de la perspective adoptée.

Le chapitre introductif définit un objet, »le discours de l’Empire allemand sur l’Europe orientale« (p. 8), étudié à partir d’un corpus comprenant des monographies scientifiques ainsi que des articles de revues spécialisées ou plus généralistes. Ces écrits, permettant d’appréhender les expériences de lecture de la bourgeoisie et de la classe moyenne éduquée, sont sélectionnés selon le critère du choix explicite à parler de cet espace. Dédié aux questions de méthode, le chapitre 2 présente divers instruments théoriques servant à l’analyse critique du discours. Dans la lignée des travaux d’Edward Saïd, l’auteur identifie les processus de construction des images de soi et de l’autre comme un élément central de l’idéologie coloniale.

Afin d’en traquer les traces dans les écrits allemands sur l’Europe orientale, il se réfère à la typologie proposée par James M. Blaut sur les traits caractéristiques de la »périphérie« dans le diffusionnisme européen ainsi qu’à celle de David Spurr sur les ressorts rhétoriques du discours impérial. Émerge ainsi une méthode d’investigation visant à établir les dynamiques parallèles de construction d’une »altérité coloniale«, d’une »identité coloniale« et d’un »espace colonial« (p. 48).

Sur la base de ce programme de recherche, l’auteur se consacre, dans les chapitres 3 et 4, à une analyse attentive de sources textuelles et de plusieurs cartes. Avec comme point de départ l’idée que le discours forme un »système« produisant à la fois des »savoirs« et de la »réalité« (p. 55), il traite successivement des constructions de l’espace, de la culture, des États et des populations d’Europe orientale. L’étude des sources montre que les représentations de ces territoires comme une terra nullius, immensités peu peuplées en attente de mise en valeur, reposent sur les mêmes ressorts que le discours sur les colonies d’outre-mer.

On le perçoit par exemple à travers les écrits de l’historien Heinrich von Treitschke, qui établit un parallèle entre les conquêtes de l’ordre Teutonique en Europe orientale et l’expansion espagnole et britannique dans les Amériques (p. 66). Un autre ressort essentiel du discours est celui de la continuité entre la colonisation médiévale (Ostsiedlung) et l’afflux de pionniers allemands qui se poursuit au XIXe siècle. Documenté par des cartes présentant les îlots de peuplement allemand dans les empires austro-hongrois et russe, ce motif nourrit l’idée d’une vocation historique des Allemands à mettre en valeur ces territoires. L’altérité irréductible et les valeurs morales négatives attribuées aux populations d’Europe orientale, à leur économie et à leur culture, culmine dans l’idée de leur incapacité à se doter d’États digne de ce nom. Le meilleur exemple est la thèse, défendue par Ernst von der Brüggen et bien d’autres, d’une »déchéance« (p. 149) économique et morale de la Pologne qui conduit à son partage à la fin du XVIIIe siècle.

Au final, l’auteur interprète le discours allemand sur l’Europe orientale comme une variante d’un »diffusionnisme eurocentré« (p. 234) dans lequel les Allemands se perçoivent la seule entité capable de sortir cet espace de l’arriération. Cette idée s’incarne notamment dans l’autostéréotype du »porteur de culture« (Kulturträger) et le motif de la »mission civilisatrice« (Kulturarbeit).

Au tournant du XXe siècle s’affirme une compréhension de plus en plus biologique de la ligne de partage avec les habitants d’Europe orientale; l’idée d’une œuvre de civilisation tend alors à être remplacée par une logique de ségrégation ethnique, que l’auteur étudie à travers les débats sur la »polonisation« (Verpolung) et l’interdiction des mariages mixtes en Prusse. Poursuivant les réflexions sur la façon dont le discours quitte le terrain du »possible« pour s’ancrer dans celui de l’»action politique concrète« (p. 247), le chapitre 5 montre comment le mythe de la colonisation à l’Est joue un rôle central dans les plans de conquête mis en œuvre par le général Erich Ludendorff et le régime nazi durant les deux guerres mondiales.

L’auteur interprète l’expulsion des minorités allemandes après 1945 comme une »expérience de décolonisation« au terme de laquelle la nation toute entière perd la vocation qu’elle s’était donnée à civiliser ces espaces. Ces éléments l’amènent à conclure, dans le chapitre 6, à l’»ancrage profond« du désir des Allemands à être une »nation coloniale«, ainsi qu’à la »spécificité du discours colonial allemand dans le contexte européen«, en ce sens qu’il aurait été le seul dont l’objet s’est construit »dans la proximité géographique immédiate du centre« (p. 287).

Si la démonstration est convaincante pour le premier point, elle l’est moins pour le second. L’hypothèse du »Sonderweg identitaire« (p. 279) mériterait en effet, pour être étudiée dans le détail, un effort de contextualisation plus poussé. Car si l’auteur discute à plusieurs reprises de l’articulation entre les discours allemands sur l’Europe orientale et l’outre-mer, en référence à la »globalité coloniale« (p. 15) dont parle Conrad, il laisse en revanche de côté l’étude d’autres discours, en premier lieu ceux produits par les Européens de l’Est eux-mêmes.

Germano-centrée, l’histoire du discours colonial proposée par Christoph Kienemann demeure une histoire nationale, alors qu’on aurait pu imaginer, au regard des directions prises par l’historiographie récente, une ouverture vers une histoire partagée faisant ressortir la capacité d’initiative et d’action (agency) des »dominés« d’Europe orientale. Le livre, par exemple, passe à côté du caractère dialectique de la construction de certains éléments du discours, comme la rivalité entre Slaves et Germains durant la période médiévale, dont on sait qu’elle a en fait été largement coconstruite par des auteurs allemands et slaves, l’historien tchèque František Palacký en tête2.

Si les connaissances linguistiques restent une barrière compréhensible à l’étude des sources primaires, des publications clefs publiées en allemand ou anglais auraient pu être mentionnées, par exemple sur la Pologne. On sait en effet qu’avant la recréation de leur État en 1918, les Polonais ont non seulement développé un discours d’expansion vers l’ouest3, mais également un orientalisme aux accents colonialistes à l’égard des populations lituaniennes, ukrainiennes et biélorusses peuplant leurs »confins« (Kresy)4. Une étude d’autres cas – celui de la Russie notamment – montrerait sans doute une Europe orientale traversée par une pluralité de discours colonialistes concurrents. Le livre de Christoph Kienemann constitue donc un jalon dans une histoire qu’il est important de continuer à écrire.

1 Sebastian Conrad, Doppelte Marginalisierung. Plädoyer für eine transnationale Perspektive auf die deutsche Geschichte, dans: Geschichte und Gesellschaft 28/1, (2002), p. 145–169.
2 Gerard Labuda, The Slavs in Nineteenth Century German Historiography, dans: Polish Western Affairs 10 (1969), p. 177–234.
3 Roland Gehrke, Der polnische Westgedanke bis zur Wiedererrichtung des polnischen Staates nach Ende des Ersten Weltkrieges. Genese und Begründung polnischer Gebietsansprüche gegenüber Deutschland im Zeitalter des Nationalismus, Marbourg 2001.
4 Bogusław Bakuła, Colonial and Postcolonial Aspects of Polish Discourse on the Eastern »Borderlands«, dans: Janusz Korek (dir.), From Sovietology to Postcoloniality. Poland and Ukraine in the Postcolonial Perspective, Huddinge 2007, p. 41–59; Paweł Ładykowski, Poland and Its Eastern Neighbours: A Postcolonial Case Study, dans: Baltic Journal of European Studies 5/1 (2015), p. 109–132.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jawad Daheur, Rezension von/compte rendu de: Christoph Kienemann, Der koloniale Blick gen Osten. Osteuropa im Diskurs des Deutschen Kaiserreiches von 1871, Paderborn, München, Wien, Zürich (Ferdinand Schöningh) 2018, 310 S., 10 Abb., ISBN 978-3-506-78868-9, EUR 69,00., in: Francia-Recensio 2019/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68624