En 1908, Hermann Büttner Marinelli, qui était devenu célèbre dans les années 1880 à Berlin comme contorsionniste sous le surnom de »l’homme-serpent«, prit, à Paris, la direction de la salle de music-hall l’Olympia, boulevard des Capucines. Entre temps, l’artiste avait ouvert une agence qui organisait des spectacles de part et d’autre de l’Atlantique et avait des bureaux à New York, Paris, Londres et Berlin. Quand il mourut en 1924, dans le New Jersey, les journalistes américains hésitèrent, dans l’hommage qu’ils rendirent à ce grand entrepreneur de spectacles: il fut, selon le journal, présenté comme un Allemand, un Anglais, un Français (il faut dire qu’il avait beaucoup travaillé en France) ou encore un Italien.
Hermann Büttner Marinelli est une des quatre figures d’intermédiaires du spectacle que Nic Leonhardt, docteure et Privatdozentin à l’Institut für Theaterwissenschaft de la LMU de Munich, a placées au cœur de son livre »Theater über Ozeane«. L’historienne reconstitue les itinéraires instructifs et captivants de quatre passeurs, de quatre intermédiaires (le vocabulaire n’est alors pas fixé et emprunte à plusieurs langues pour désigner ces professions en train de se créer). Des photographies commentées montrent et mettent en scène les bureaux des agences à New York. Les chapitres consacrés à Elisabeth Marbury, Alice Kauser, Richard Pitrot et H. B. Marinelli forment le cœur passionnant de ce livre très riche.
L’ouvrage se compose en effet de cinq grandes parties précédées d’un court avant-propos et suivies d’une brève conclusion. Après avoir replacé le propos dans le cadre plus général de l’histoire globale, de l’histoire connectée et de l’histoire du théâtre, l’historienne se penche sur les progrès des moyens de transport et de communication à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. La troisième partie est consacrée aux agences qui font travailler des intermédiaires indispensables à l’organisation de spectacles à l’échelle internationale. De loin la plus longue, la quatrième partie présente les quatre portraits. La cinquième partie se penche sur les changements intervenus durant la Première Guerre mondiale.
Les succès professionnels de Marinelli auraient été impossibles sans les progrès techniques de la seconde industrialisation qui rendirent plus rapides et plus faciles, à la fin du XIXe siècle, les communications entre les États-Unis et l’Europe. Ce n’est donc pas un hasard si, à bord du Titanic, deuxième bateau de luxe de la ligne White Star qui naviguait depuis la fin du XIXe siècle entre l’Amérique et l’Europe, mourut, parmi bien d’autres, dans la nuit du 14 au 15 avril 1912, Henry Harris, directeur de théâtre qui avait repris les Folies Bergères à Paris en 1911. À bord du bateau, en plein naufrage, deux opérateurs utilisaient la télégraphie sans fil pour envoyer des messages; un malentendu fit croire à ceux qui suivaient le drame depuis la terre ferme que tous les passagers étaient saufs.
Nic Leonhardt consacre un chapitre fort intéressant à Elisabeth Marbury (1856–1933) qui traversa plus de soixante-dix fois l’Atlantique au cours de sa riche existence. Née à New York, fréquentant des écoles privées et apprenant le latin, elle découvrit le théâtre grâce à ses parents. Son père, juriste, s’occupait d’affaires internationales concernant les droits d’auteur. Elle raconta tout cela dans son autobiographie, »My Crystal Ball«. Travaillant pour des gens de théâtre, elle entreprit assez vite de faire jouer aux États-Unis des pièces européennes. Elle fut appréciée des auteurs dont elle défendit les droits et introduisit l’idée que les intermédiaires (agent, impresario, manager) devaient toucher 10 % de ce que gagnait l’artiste.
Surnommée en France »la providence des écrivains dramatiques«, elle fonda des agences à New York, Londres, Paris, Milan, Moscou et Madrid. En France, elle recevait les artistes les plus en vue ainsi que des membres de la noblesse et de la grande bourgeoisie à la Villa Trianon qu’elle avait achetée à Versailles; la presse française donnait le lendemain la liste des invités. Elle s’occupa de la carrière de deux danseurs états-uniens, Irene et Vernon Castle, qu’elle aida à ouvrir des écoles de danse. À la fin de sa vie, Elisabeth Marbury s’engagea en politique pour le parti démocrate. Après son décès, le président qui venait d’être élu, Franklin D. Roosevelt, confia au New York Times l’émotion qu’il avait ressentie à l’annonce du décès de sa »vieille amie«.
Alice Kauser (1871–1945) a travaillé un temps comme assistante d’Elisabeth Marbury. Née en Hongrie, fille d’une Allemande et d’un Américain, filleule de Franz Liszt, elle apparaît comme une Américano-Européenne polyglotte. Elle entreprit de nouer des contacts avec des éditeurs européens afin de faire jouer des pièces de théâtre à Broadway. Contactée ensuite par des acteurs, elle remplit une fonction d’agent: il s’agissait d’abord de trouver les bons acteurs grâce auxquels la pièce serait un succès dans les salles de New York. Elle avait la réputation de lire personnellement toutes les pièces qu’on lui envoyait. Parmi les manuscrits qu’elle avait reçus, elle remarqua la première pièce d’Edward Sheldon, alors étudiant à Harvard. Elle eut aussi pour client Ludwig Fulda, écrivain allemand et cofondateur de la Freie Bühne et négocia avec l’éditeur S. Fischer l’adaptation des œuvres d’Arthur Schnitzler aux États-Unis.
Richard Pitrot (1852–1929) portait un nom français mais était Autrichien de naissance. Il devint plus tard citoyen des États-Unis. Il exerça son métier en Europe, en Amérique du Sud et en Afrique (il participa à une tournée en Afrique du Sud au moment de la guerre des Boers). Fils d’un danseur viennois, danseur lui-même, très jeune, il devint plus tard, aux États-Unis, célèbre pour ses imitations d’Abraham Lincoln et de George Washington, il y monta également des spectacles de cirque. Il créa une agence pour organiser des spectacles qui mobilisaient des artistes de cirque (danseurs, acrobates, jongleurs) venus du monde entier. En 1901 et 1902, la tournée qu’il avait organisée pour »The Two Ferraris«, des danseurs acrobates russes, parcourut l’Australie. Il se spécialisa dans les tournées en Amérique du Nord et du Sud.
Durant la Première Guerre mondiale, les spectacles furent marqués par la montée des thèmes nationalistes. Les échanges entre l’Europe et les États-Unis devinrent plus difficiles. Marinelli, par exemple, se replia sur les liens entre les États-Unis et les îles des Caraïbes. La Grande Guerre vit tomber un complexe d’infériorité qui avait caractérisé jusque-là les concepteurs de spectacles états-uniens qui ne cachaient pas leur admiration pour les œuvres des artistes européens.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pierre-François Raimond, Rezension von/compte rendu de: Nic Leonhardt, Theater über Ozeane. Vermittler transatlantischen Austauschs (1890–1925), Göttingen (V&R unipress) 2018, 341 S., 38 Abb., ISBN 978-3-8471-0805-4, EUR 50,00., in: Francia-Recensio 2019/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68626