»Assommez ce chien! C’est un critique littéraire!«1 C’est par ce clin d’œil au fameux poème de Goethe sur le critique littéraire que Mehring introduit son plus récent ouvrage: un recueil de recensions sur la littérature de recherche à propos du très controversé »juriste de la couronne du Troisième Reich« Carl Schmitt. Le recours ironique à la vision méprisante du critique par Goethe n’est pas un hasard. Rassemblant une vaste sélection des plus importantes publications sur Schmitt parues entre 1988 et 2018, il n’est pas question d’un recueil quelconque.

L’œuvre de Mehring, sommité de la recherche sur Schmitt2, est également une expérience. Se considérant lui-même comme rapporteur de la discussion scientifique sur Carl Schmitt, Mehring a assisté de très près à l’historisation de l’œuvre et de la personne de Schmitt après sa mort en 1985. Après 30 ans de travail intensif sur le juriste, Mehring est convaincu qu’»il ne faut pas seulement historiciser Carl Schmitt«, mais qu’»il en est de même pour la dynamique de la recherche« (p. 9). Dans son recueil, Mehring ne présente que ses propres recensions. Néanmoins, il ne souhaite pas seulement se restreindre au débat sur la littérature scientifique. Le politologue veut aller au-delà: en s’appuyant sur son propre exemple, en tant que chercheur et critique littéraire, il se fait lui-même objet de la critique scientifique. Ainsi, Mehring essaie de ne pas simplement historiciser Schmitt ou la recherche sur Schmitt, mais aussi de s’historiciser comme critique.

Mehring présente 43 recensions sur 241 pages en neuf parties. Après un premier chapitre sur l’édition des papiers privés de Schmitt, l’auteur continue avec un long chapitre sur la littérature consacrée au personnage historique de Schmitt, avant de passer à la troisième partie sur la nature de la pensée politique de ce dernier. Ensuite, Mehring enchaîne avec deux chapitres assez courts concernant des écrits divers et sur la première génération de chercheurs sur Schmitt, où il se penche sur la personne d’Ingeborg Maus, la seule auteure, mise à part Susanne Heil, dans sa sélection d’écrits3. Mehring poursuit avec un grand chapitre sur les éditions récentes de documents privés de Schmitt, se penche ensuite sur sa réception juridique et sur les adaptations des théories schmittiennes par des représentants de divers domaines intellectuels. Mehring conclut avec un chapitre récapitulatif, dans lequel l’auteur se positionne encore une fois dans le champ intellectuel de la recherche sur Carl Schmitt.

Du point de vue de la chronologie, Mehring commence avec les premières œuvres consacrées à Schmitt datant de la fin des années 1980, soit un moment où on manquait encore totalement d’éditions de ses documents privés et où, par conséquent, une approche du personnage historique de Schmitt était encore difficile. Pour Mehring, ce sont alors les travaux de Bernd Rüthers, Heinrich Meier et Helmut Quaritsch qui représentent le mieux la »vieille« perspective sur Schmitt. C’est donc avec l’édition du »Glossarium«, un recueil d’écrits personnels et politiques de Schmitt, réalisée par Eberhard von Medem en 1991 que Mehring entame la longue voie de l’historicisation de Schmitt. L’auteur considère que la fin provisoire de ce processus viendra avec la publication des dernières sources privées du juriste des années 2010, dont les éditions d’Ernst Hüsmert ou d’Ewald Grothe.

En plus des recueils de sources primaires de Schmitt et sur ce dernier, Mehring traite une vaste sélection de travaux historiques, philosophiques, juridiques et même littéraires, qui mettent la vie et la pensée de Schmitt en lumière sous tous leurs aspects. De cette façon, Mehring rassemble une grande variété de livres sur la biographie de Schmitt avant et après 1945, sa carrière comme »juriste de la couronne du Troisième Reich«, sa perception dans la jeune République fédérale, les relations de Schmitt à d’autres intellectuels et son antisémitisme. Ainsi, on retrouve parmi les auteurs des comptes rendus quelques auteurs »classiques«, comme Dirk van Laak, Raphael Gross ou Andreas Koenen, avec lesquels Mehring avait formé dans les années 1990 un »quatuor prometteur et avant-gardiste de la recherche« (p. 201).

Les chapitres IV et V sont des points forts de son livre. Strictement parlant, ce ne sont même pas des recensions mais des articles. Tandis que chapitre IV donne un bref aperçu très concis de l’œuvre et de la vie de Schmitt, le chapitre V traite de Hasso Hofmann et d’Ingeborg Maus. Ici, Mehring montre de manière passionnante le parcours intellectuel de deux érudits dans leur recherche sur Schmitt – un parcours toujours en interaction avec Schmitt lui-même et ses tentations d’influencer les deux et leurs interprétations de son œuvre.

En plus de la sous-représentation d’auteures, on observe une autre particularité, pour ne pas dire une faiblesse, dans la perception de la littérature de recherche sur Schmitt par Mehring: l’auteur ne traite aucune œuvre qui ne soit pas allemande, bien que Schmitt ait trouvé une très grande réception internationale qui a également eu des répercussions sur les débats allemands4.

En conclusion, le recueil jette une lumière assez intéressante sur le dynamisme du processus d’historicisation de Carl Schmitt dans la littérature scientifique allemande. Vu la grande échelle thématique traitée de façon très aisée par Mehring, l’auteur donne une très bonne vue d’ensemble sur l’évolution de la perception de Schmitt en Allemagne. Le seul grand regret de cet ouvrage est sa perspective germano-centrée et le fort déséquilibre dans la réception des auteurs et auteures, ce qui est, pour reprendre l’idée initiale de Mehring de s’historiciser lui-même simultanément avec l’étude du dynamisme de la recherche, peut-être caractéristique pour les deux générations de chercheurs et chercheuses allemands sur Schmitt des trois dernières décennies.

Pour en revenir à Goethe, on peut espérer qu’il n’y ait pas encore eu de meurtres de critiques littéraires par les auteurs critiqués. Mais cela importe peu, puisque son poème ne fut pas très bien accueilli ni par les critiques, ni par les auteurs. Pour le critique littéraire Marcel Reich-Ranicki, ce poème de Goethe est même »le plus idiot de sa plume«5. Ou pour citer la réponse de l’écrivain et contemporain de Goethe, Heinrich Leopold Wagner: »Assommez ce chien! C’est un auteur qui ne veut pas être critiqué«6.

1 Johann Wolfgang Goethe, Sämtliche Werke. Münchener Ausgabe, Munich 1985, tome I/I, p. 224.
2 Cf. Reinhard Mehring , Carl Schmitt. Aufstieg und Fall. Eine Biographie, München 2009; id., Kriegstechniker des Begriffs. Biographische Studien zu Carl Schmitt, Tübingen 2014; id., Carl Schmitt zur Einführung, Hambourg 2017; id., Carl Schmitt: Denker im Widerstreit. Werk – Wirkung – Aktualität, Fribourg-en-Brisgau 2017.
3 En revanche, l’ouvrage de Reinhard Mehring porte sur les publications de 33 auteurs et éditeurs, qui sont sans exception des hommes. Ce déséquilibre des genres frappant quant au choix des auteurs dans un domaine de recherche certes encore très masculin n’est pas thématisé par Mehring, qui affiche par ailleurs sa volonté de représenter le dynamisme de la recherche dans son ensemble. Néanmoins, il serait intéressant de savoir pourquoi Carl Schmitt et sa pensée ne semblent pas attirer l’intérêt de chercheuses. Dans ses notes de bas de page, l’auteur mentionne cursivement les travaux de trois chercheuses, à savoir: Montserrat Herrero (éd.), Carl Schmitt und Álvaro d’Ors. Briefwechsel, Berlin 2004, Ingeborg Villinger, Verortung des Politischen. Carl Schmitt in Plettenberg, Hagen 1990 (Begleitband zur Ausstellung; Plettenberger Stadtgeschichte, 2); id., Carl Schmitts Kulturkritik der Moderne. Text, Kommentar und Analyse der »Schattenrisse« des Johannes Negelinus, Berlin 1995; et Ruth Groh, Arbeit an der Heillosigkeit der Welt. Zur politisch-theologischen Mythologie und Anthropologie Carl Schmitts, Frankfort/M. 1998. D’autres auteures dignes d’une recension seraient: Chantal Mouffe (dir.), The Challenge of Carl Schmitt, London 1999; Ellen Kennedy, Constitutional Failure. Carl Schmitt in Weimar, Durham, NH 2004; Gabriella Slomp, Carl Schmitt and the Politics of Hostility, Violence and Terror, New York 2009; Cristina Rita Parau, Über die Genese politisch-legitimierender Sprachcodes. Josef Pontens Liminalität im Feld der nationalsozialistischen Ideologiebildung, Wurzbourg 2012.
4 Il faut tout d’abord penser aux écrits de Giorgio Agamben Homo Sacer, L’intégrale (1998–2015), Paris 2016; ou de Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris 1994, qui sont également parus en allemand. Pour la littérature anglophone, on pourrait penser à Gopal Balakrishnan, The Enemy. An Intellectual Portrait of Carl Schmitt, London 2000; ou Montserrat Herrero, The Political Discourse of Carl Schmitt, Lanham 2015; Daniel Hirschler, Zwischen Liberalismus und Existentialismus. Carl Schmitt im englischsprachigen Schrifttum, Baden-Baden 2011. Pour la réception française: David Cumin, Carl Schmitt. Biographie intellectuelle et politique, Paris 2005, Pierre Muller, Carl Schmitt et les intellectuels français. La réception de Schmitt en France, Mulhouse 2003.
5 Marcel Reich-Ranicki, Ein Gegner der Meinungsfreiheit, in: Frankfurter Allgemeine Zeitung, 20 février 1990, Bilder und Zeiten, p. 4, réimprimé dans id. (dir.), Frankfurter Anthologie (1920–2013), vol. 14, Francfort/M. 1991, p. 29–32.
6 Cité dans: ibid.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Philipp Glahé, Rezension von/compte rendu de: Reinhard Mehring, Vom Umgang mit Carl Schmitt. Die Forschungsdynamik der letzten Epoche im Rezensionsspiegel, Baden-Baden (Nomos) 2018, 241 S., ISBN 978-3-8487-5156-3, EUR 49,00., in: Francia-Recensio 2019/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68627