Fruit du travail d’une commission d’historiens créée en avril 2013 par le ministère fédéral allemand du Travail et des Affaires sociales, ce livre collectif se situe dans le sillage des autres projets publics d’investigation du passé des grandes institutions de la RFA. Il se veut une histoire administrative »moderne« au sens où il intègre l’analyse de l’environnement historique du ministère et de son action concrète dans ses dimensions allemandes comme européennes à partir de 1938. L’ouvrage envisage aussi le passage de la république de Weimar au nazisme, ce qui déborde le cahier des charges initial, mais s’impose compte tenu de la grande continuité du personnel entre les deux régimes. La préface insiste sur le caractère indépendant de l’équipe des six historiens (Rüdiger Hachtmann, Elizabeth Harvey, Alexander Nützenadel, Sandrine Kott, Kiran Klaus Patel, Michael Wildt), qui a travaillé dans le cadre de l’université Humboldt à Berlin et dont la moitié n’enseigne pas en Allemagne.

Au plan historiographique, l’ouvrage revêt une importance certaine en réévaluant le rôle du ministère du travail du Reich dans le régime nazi et sa compromission dans les politiques criminelles. La politique du travail occupe une place centrale dans l’idéologie nazie et les compétences du Reichsarbeitsministerium ont été renforcées après 1933 pour englober la politique sociale, le logement, le contrôle des entreprises, ou la santé. Pourtant, cette institution au cœur du régime n’avait jamais été étudiée en tant que telle. Plus encore, son rôle avait été minoré tant par ceux qui insistaient sur le poids du Führer (école intentionnaliste) que par ceux qui voyaient la bureaucratie traditionnelle comme une instance faible au sein de la polycratie nazie du fait de la concurrence exercée par les organisations du parti (école fonctionnaliste).

Aujourd’hui, la recherche insiste plus sur l’efficacité extrême du régime dans l’action criminelle due précisément à la structure post-bureaucratique de l’Etat: c’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’influence réelle du Reichsarbeitsministerium et de son ministre Franz Seldte. Certes ce conservateur, ancien dirigeant du Stahlhelm, n’a plus d’accès direct à Hitler à partir de 1938, mais son ministère est à la charnière et en contact avec les grandes organisations du Reich et du parti.

L’ouvrage se compose de quatre parties, comprenant chacune plusieurs contributions. La première partie se veut une »anatomie de l’institution« et retrace l’histoire du ministère dont les origines remontent à la Première Guerre mondiale. En 1919, l’ancien Reichsarbeitsamt (bureau du Reich pour le Travail) est élevé au rang de ministère avec des compétences déjà larges (règlement des conventions collectives, politique du logement, prévoyance sociale) en lien avec l’ambition de la république de Weimar d’être un État social. C’est un ministère en constante expansion et cette tendance n’est interrompue ni par la crise économique mondiale, ni par la césure de 1933.

Elle se poursuit sous le régime nazi avec la prise en charge des caisses d’assurance sociale (autogérées jusque là) et en 1939 l’assurance chômage et la gestion des bureaux du travail présidée par Friedrich Syrup, qui devient second secrétaire d’État au ministère. La continuité du personnel de part et d’autre de 1933, hormis les juifs et les militants de gauche exclus dès cette année, est un des résultats de l’ouvrage. La compétence l’emporte sur l’orientation idéologique jusqu’en 1937, date de la Loi allemande sur les fonctionnaires, qui fait de l’adhésion au NSDAP un critère central de recrutement et de promotion. Jusqu’en 1938, les membres du NSDAP représentaient moins de 20% du personnel ministériel. Syrup n’adhère par exemple qu’en 1937 au NSDAP. Mais cela vaut aussi pour les fonctionnaires moyens, bien étudiés. La temporalité large s’avère un parti pris probant car l’histoire institutionnelle classique avait tendance à séparer les régimes.

Un autre apport intéressant concerne les relations conflictuelles du ministère avec les grandes organisations, notamment le Deutsche Arbeitsfront (DAF) de Robert Ley, qui veut avoir la maîtrise de la politique salariale et de la politique du logement. La rivalité entre Ley et Seldte, moins expérimenté en politique sociale, se résout en 1942 au bénéfice du premier, même si Seldte conserve la tête du ministère jusqu’à la fin du régime. Seldte réussit ainsi à ménager une marge de manœuvre à ses fonctionnaires qui lui sont pour cette raison loyaux.

Une autre ligne floue de démarcation le sépare du Reichsarbeitsdienst, dirigé jusqu’en 1945 par Konstantin Hierl, qui est secrétaire d’Etat depuis 1933, mais veut plus d’indépendance (il passe en 1934 au ministère de l’Intérieur). Une concurrence s’exerce aussi avec l'autorité du Plan de quatre ans (Vierjahresplanbehörde) dirigé par Hermann Göring et bien sûr avec Fritz Sauckel, l’ancien Gauleiter de Thuringe devenu en 1942 plénipotentiaire pour l’engagement de la main d’œuvre (Generalbeauftragter für den Arbeitseinsatz). Un résultat important est de montrer que ces conflits n’ont pas affaibli le ministère comme on l’a longtemps cru. Sauckel utilise par exemple les directions du ministère car son bureau ne compte que 15 collaborateurs au départ. Le ministère illustre dès lors très bien le fonctionnement hybride du régime nazi, qui instaure une coopération entre administrations étatiques et organisations partisanes, dirigées par des personnes se considérant comme des commissaires politiques, ce qui accroît ses possibilités d’intervention.

Le deuxième volet consacré à l’action proprement dite du ministère se propose d’illustrer ce résultat à l’épreuve de plusieurs terrains: les retraites, les assurances sociales, le logement et le droit du travail. L’efficacité administrative (terme utilisé ici comme dans l’ouvrage sans jugement de valeur) vient de l’interaction avec les instances subordonnées à différentes échelles territoriales: Land et communes. L’action du ministère passe ainsi par la coopération d’une multitude d’acteurs. Ainsi les Treuhänder der Arbeit nommés en 1933 ont une fonction charnière entre le ministère et le monde du travail. Le but de l’ouvrage n’est toutefois pas de retracer toute la politique sociale du régime nazi, ce qui a déjà été fait.

Le troisième volet porte sur la compromission du ministère dans les politiques d’occupation et les violences commises par le régime nazi. C’est ici que se trouve l’une des contributions les plus originales consacrée à la dimension transnationale de l’action ministérielle: elle montre que les nazis se sont intéressés de près à la politique sociale menée par l’Italie fasciste (Seldte voyage en Italie à l’été 1933). Même si l’Allemagne quitte la SDN et l’Organisation internationale du travail en 1933, ses experts continuent de peser sur la scène internationale et restent connectés à leurs correspondants étrangers via des congrès, la préparation de contrats binationaux de recrutement de main d’œuvre, la propagande à l’étranger vantant les succès de la politique sociale allemande, ou les tentatives de mise en place en 1940 d’une internationale fasciste concurrente de l‘OIT avec l’Espagne, le Japon, l’Italie.

Par ailleurs, cette partie démontre la compromission du ministère dans les politiques forcées de recrutement des travailleurs dans les territoires occupés. Les études de cas portent principalement sur l’Est (Gouvernement général, Ukraine, Lituanie). Le classement des populations en »aptes au travail« et »non aptes au travail« peut conduire à un ordre de d’extermination comme dans les ghettos juifs. À l’Ouest, seul le cas belge est traité: plus de 90 000 Zwangsarbeiter ont été recrutés de force entre novembre 1942 et décembre 1943. Au total, l’Allemagne compte à l’automne 1944 7,6 millions de travailleurs étrangers (5,7 millions de civils et 1,9 millions de prisonniers de guerre), soit 20% des actifs.

Le dernier volet, plus court (avec deux contributions), porte sur la question des continuités après 1945 entre le ministère du Travail du Reich et le ministère fédéral du Travail et des Affaires sociales de la RFA. Certes à Nuremberg le rôle de Seldte est minoré face à celui de Sauckel, rendu seul responsable du recrutement des travailleurs forcés. Aucun des hauts fonctionnaires du ministère ne se retrouve sur le banc des accusés, ce qui permet de présenter celui-ci comme déconnecté des politiques criminelles. Un temps évincés, ces fonctionnaires retrouvent ensuite, grâce à leurs réseaux d’entraide, un poste, à l’instar de Walter Stothfang, un collaborateur de Sauckel.

Le Bundesministerium für Arbeit und Soziales est un des ministères où la continuité du personnel avec le régime nazi est la plus forte, avec 57% d’anciens membres du NSDAP en 1953 (des diagrammes sont fournis pour les décennies 1950–1960). Certains fonctionnaires ont connu un nomadisme institutionnel après 1945 avant leur réintégration: Wilhelm Claussen par exemple a travaillé à l’administration du trafic ferroviaire à Hambourg avant d’être nommé secrétaire d’État de 1957 à 1965. Autre conséquence de cette continuité, le ministère est peu féminisé avec deux femmes seulement en position dirigeante jusqu’en 1960: Marie Schulte Langforth et Maria Tritz.

Cet ouvrage dense se lit bien du fait de ce découpage clair. Il s’enrichit de documents insérés: photos comme celles des ateliers du ghetto à Łódź entre 1940 et 1944, biographies, comme celle de Friedrich Syrup (1881–1945), organigrammes et tableaux. Il compte un index thématique, mais non un index des noms propres qui aurait été utile. Au total, ce livre représente une synthèse et une étape historiographique qu’il faut saluer.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marie-Bénédicte Daviet-Vincent, Rezension von/compte rendu de: Alexander Nützenadel (Hg.), Das Reichsarbeitsministerium im Nationalsozialismus. Verwaltung – Politik – Verbrechen, Göttingen (Wallstein) 2017, 592 S. (Geschichte des Reichsarbeitsministeriums im Nationalsozialismus), ISBN 978-3-8353-3002-3, EUR 34,90., in: Francia-Recensio 2019/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68654