Cet ouvrage comble une lacune considérable dans la littérature d’histoire constitutionnelle car il traite, de façon exhaustive, du suffrage censitaire (Zensuswahlrecht) dans l’histoire française et allemande. Lacune qui peut s’expliquer dans la mesure où c’est surtout le suffrage universel qui a retenu l’attention des historiens et historiennes, le suffrage censitaire ayant souffert de sa mauvaise réputation car il serait anti-démocratique et contraire au mouvement de l’histoire. La preuve en est, évidemment, que la jurisprudence constitutionnelle contemporaine considère que le principe d’égalité devant la loi de tous les citoyens interdit une telle restriction de l’accès au corps électoral.
Pour entreprendre une telle histoire, l’auteur de cette thèse de doctorat (dirigée par Horst Dreier), Anna-Lena Strelitz-Risse, entend clarifier le concept du suffrage censitaire qu’elle définit à juste titre comme étant un suffrage »conditionné« par des éléments financiers, ayant donc pour effet de limiter la participation politique à ceux qui remplissent lesdites conditions. Le suffrage censitaire est une forme du suffrage restreint, qui impose comme condition pour être électeur soit le paiement d’un certain impôt (Steuerzensus), soit d’autres conditions comme le domicile ou la propriété ou encore un certain niveau d’éducation.
L’originalité de ce travail tient à son ambition, du moins pour une thèse de droit dans la mesure où Mme Strelitz-Risse ne se contente pas de décrire le droit positif ayant existé, mais examine son objet à travers une triple grille: d’abord l’exposé du droit positif (droit constitutionnel le plus souvent), qui prescrit ce type de suffrage; ensuite, l’exposé de la justification d’un tel suffrage ce qui lui permet notamment de s’intéresser notamment à l’œuvre d’Immanuel Kant ou à celle de François Guizot; enfin, l’étude de la façon dont, dans les deux pays, le suffrage censitaire a été dépassé pour devenir le suffrage universel. Comme on le voit, cette thèse déborde le seul champ du suffrage censitaire pour faire signe vers le suffrage universel, ce qui donne à cet ouvrage une portée plus vaste que son titre.
Le livre est divisé en deux parties qui correspondent à l’exposé du problème dans chaque pays, la première partie étant consacrée à la France (p. 40–155) et la seconde à l’Allemagne (p. 156–396). Inévitablement, les deux parties sont inégales dans leur volume dans la mesure où, dans le cas allemand, l’auteur est obligé d’étudier le suffrage censitaire dans les deux sphères, fédérée et fédérale, alors que dans le cas de l’État français, l’étude du droit national suffit. Un des morceaux de choix de cette thèse est l’étude du suffrage censitaire dans la Prusse de la seconde moitié du XIXe siècle (1849–1918) marquée par la fameuse loi électorale »de trois classes« à laquelle l’auteur consacre un long chapitre – plus d’une centaine de pages – et dont elle résume parfaitement la signification: elle introduit »un suffrage inégal par excellence« (chap. 5, p. 278–395). L’ouvrage se clôt par une synthèse très précieuse qui résume les différentes »idées« (Thesen) défendues dans cet ouvrage.
Comme souvent dans ce genre d’études binationales, chaque lecteur trouvera un grand profit à lire les passages sur le système national qu’il connait le moins bien; en l’occurrence pour nous, le cas allemand. La lectrice ou le lecteur français peut en effet réfléchir à ce que signifie un ensemble fédéral quand il prend ici conscience que l’adoption du suffrage universel au niveau fédéral, sous le Kaiserreich, coexiste avec le maintien du suffrage censitaire dans nombre de Länder au premier rang desquels figure la Prusse. Mais la qualité de l’information mobilisée pour étudier le cas français donne à ce travail une incontestable valeur ajoutée. L’étude de la monarchie de Juillet et de la justification du suffrage censitaire par Guizot (et son fameux, voire trop fameux »Enrichissez vous!«) est particulièrement minutieuse.
Certes, on pourrait regretter qu’une telle étude juxtapose les deux cas, français et allemand, sans entrer dans une comparaison systématique (sauf dans la conclusion, p. 397–400). L’inconvénient est de ne pas creuser davantage l’explication comparative qui permettrait de tirer profit du regard croisé. Pourquoi les deux pays ont-ils connu, à des phases différentes de leur histoire – à partir de 1848 – ce mode restrictif de suffrage? En quoi, la différence de structure politique entre les deux pays – le fameux retard allemand en matière d’unité nationale – peut-elle affecter la question du suffrage? La thèse privilégie finalement les points communs, notamment dans les modes de justification avancés de chaque côté du Rhin.
Bref, l’ouvrage est un précieux outil de travail pour quiconque s’intéresse à l’histoire de la citoyenneté et de la démocratie dans l’espace européen.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Olivier Beaud, Rezension von/compte rendu de: Anna-Lena Strelitz-Risse, Das Zensuswahlrecht. Erscheinungsformen, Begründung und Überwindung am Beispiel Frankreichs und Deutschlands, Berlin (Duncker & Humblot) 2018, 464 S. (Schriften zur Verfassungsgeschichte, 85), ISBN 978-3-428-15407-4, EUR 109,90., in: Francia-Recensio 2019/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68658