Ce volume collectif, qui réunit douze contributions introduites par une brève présentation des éditeurs, est le fruit d’un colloque qui s’est tenu les 8 et 9 novembre 2016 à l’université catholique de Louvain. Le projet tel qu’il se présente – mettre en lumière »les interactions entre l’écriture narrative et l’écriture scientifique« (p. IX) des émotions au Moyen Âge – répond à un enjeu important de l’histoire des émotions. Celle-ci semble désormais avoir atteint l’âge de la maturité. Elle délaisse heureusement les interminables débats sur la »nature réelle« de l’émotion, qui constituaient il y a quelques années encore un passage obligé, pour se concentrer sur l’utile et l’essentiel: expliciter la complexité des anthropologies affectives des médiévaux eux-mêmes et la mise en situation de celles-ci dans les pratiques sociales.

Pour cela, il est en effet nécessaire de décloisonner les discours et donc de faire travailler ensemble les spécialités qui les étudient. Comme le soulignent les éditeurs: »Au Moyen Âge, la science et la littérature parlent la même langue, abordent les mêmes sujets et recourent aux mêmes concepts« (p. IX). Cet énoncé est particulièrement vrai à partir du XIIe siècle qui voit naître un processus de convergence des savoirs, parfois dans une visée encyclopédique. Il reste que tous ces discours ne parlent pas, au sens propre, la même langue. Dès lors, il est indispensable de dégager aussi bien les effets de convergence, voire d’intégration, que les effets de singularité, comment les langues infléchissent les concepts ou comment les savoirs orientent les représentations.

Ainsi le couple »honte«/»vergogne« en français entraîne-t-il une construction originale de cette émotion que ne connaissent ni le latin, ni les autres langues romanes, comme le laisse envisager l’article d’Amandine Mussou sur les figures allégoriques de Honte et de Peur dans le »Roman de la Rose« et ses épigones. De même, le concept médical d’»accident de l’âme«, qui implique une emprise directe du corps sur l’émotion, n’est pas interchangeable avec celui de »mouvement de l’âme« des philosophes et des théologiens. C’est donc un travail méticuleux de reconnaissance conjointe des traditions spécifiques et des rencontres entre les différents savoirs et genres discursifs qu’il convient d’entreprendre. Une mission que ce volume remplit avec un réel succès.

Les éditeurs ont conçu le recueil selon un triple mouvement. Le premier est le plus ample, il englobe la moitié des articles du volume et se donne pour objectif de percevoir »l’entrelacement parfois subtil des traditions médicale et littéraire« (p. X). Cette perspective – explorée déjà par Naama Cohen Hanegbi dans »Caring for the Living Soul. Emotions, Medicine and Penance in the Late Medieval Mediterranean« (2017) – donne des résultats très probants que l’on doit notamment à Jean-Marie Fritz qui s’intéresse aux portraits de sanguins dans les textes latins et vernaculaires de diverses natures.

Le sanguin s’y révèle l’incarnation d’un tempérament jovial, tantôt compagnon idéal, tantôt figure un peu niaise qui souffre de n’être qu’un »mélancolique inversé« (p. 13). Par l’amplitude des sources qu’il convoque et par sa démarche comparatiste, l’article de J.-M. Fritz pourrait aisément servir de base à une étude générale des tempéraments émotionnels dans la culture lettrée. Dans la même veine mais centrée sur une source unique, la contribution de Claire Donnat-Aracil questionne la place de la théorie des humeurs dans la spiritualité de la première »Vie des Pères«, un recueil de contes pieux rédigés à partir de 1215, en particulier les relations entre la mélancolie et l’acédie.

On se délectera également des enquêtes d’Isabelle Draelants et de Béatrice Delaurenti sur la physiologie du rire de chatouilles, à la croisée de la médecine, de la philosophie naturelle et de la littérature (chez Albert le Grand, Nicole Oresme et Évrart de Conty), et plus spécialement sur le rôle du diaphragme, cette fine membrane qui fait office d’interface entre les deux organes des émotions, le cœur et le foie. C’est le mouvement du diaphragme, associé à l’échauffement ainsi produit dans le corps, qui explique que l’on rie sous l’effet des chatouilles.

L’article de Mattia Cipriani sur le »Liber de natura rerum« de Thomas de Cantimpré permet d’aborder le genre encyclopédique. Même si les émotions ne font pas l’objet d’un traitement spécifique dans le »Liber de natura rerum«, M. Cipriani démêle méticuleusement les fils des savoirs que Thomas de Cantimpré noue, entre théologie, médecine et psychologie aristotélicienne. Dans l’esprit du projet qui guide le recueil, il aurait été intéressant alors de confronter ce texte avec les autres écrits de Thomas, ses récits hagiographiques ou son recueil d’exempla, le »Livre des abeilles«, afin de percevoir chez un même auteur cette circulation des savoirs dans des genres variés.

Le deuxième volet du volume traite des émotions dans les traditions épique et romanesque. Les articles d’Anatole Pierre Fuksas, portant sur le rôle narratif des émotions pour signifier l’authenticité du sentiment amoureux, et de Giovanna Perrotta, traitant de la physiologie de l’amour dans les monologues nocturnes de »Cligès« et de »Jaufre«, tout en mettant l’accent sur l’incorporation de l’émotion, offrent moins de prise à la question de la convergence des savoirs, sans doute parce que celle-ci est moins présente dans ces œuvres.

Camille Carnaille, qui se concentre sur l’éthique de la colère, dégage quant à elle l’étendue et les limites des convergences entre la littérature encyclopédique à vocation didactique ou médicale, qui légitime un usage modéré et contrôlé de la colère, et la littérature romanesque qui, par défense des valeurs chevaleresques, exalte parfois une colère héroïque.

Le dernier volet compte seulement deux articles mais il n’en est pas moins essentiel à l’équilibre de l’ensemble dans la mesure où il décale la perspective. Dans l’article de Gioia Paradisi sur les émotions de l’éros dans les réécritures françaises de l’»Ars amatoria« d’Ovide et dans celui de Guillaume Oriol sur la palette émotionnelle des troubadours dans les citations du »Breviari d’amor« de Matfre Ermengaud, ce sont les émotions elles-mêmes qui servent de matière à l’élaboration d’une casuistique amoureuse. G. Oriol montre ainsi avec beaucoup de subtilité comment les recompositions dans les chaînes émotionnelles, les jeux d’oppositions et les glissements, non seulement font dialoguer les 266 citations de troubadours que rassemble le »Breviari d’amor« mais élaborent les règles d’une dialectique de l’amour qui confère une »une dignité philosophique à la culture qui avait engendré cet amour«, capable de »guérir la société méridionale par une thérapie« (p. 206–207).

Même si l’on peut regretter l’absence d’une véritable introduction et d’une conclusion, lesquelles auraient conféré au volume une armature épistémologique et méthodologique plus solide, les éditeurs ont ouvert une voie féconde pour l’histoire des discours sur les émotions. Les contributeurs et les contributrices de ce volume ont relevé le défi, laissant espérer d’autres enquêtes à venir tant le territoire à explorer est immense.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Damien Boquet, Rezension von/compte rendu de: Craig Baker, Mattia Cavagna, Grégory Clesse (dir.), Entre le cœur et le diaphragme. (D)écrire les émotions dans la littérature narrative et scientifique du Moyen Âge, Turnhout (Brepols) 2019, XIV–214 p. (Textes, études, congrès, 30), ISBN 978-2-39037-001-7, EUR 35,00., in: Francia-Recensio 2020/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71409