Ce nouveau livre sur la cinquième croisade n’entend pas remplacer l’ouvrage désormais classique de James Powell, »Anatomy of a Crusade 1213–1221« (Philadelphie 1986). La lectrice ou le lecteur n’y trouvera pas un récit détaillé de la préparation de la croisade, de son déroulement et de ses conséquences. L’auteur entend seulement s’interroger sur le sens que pouvait avoir la mémoire de la guerre pour les gens du Moyen Âge, en s’appuyant sur les témoignages fondamentaux de Jacques de Vitry et d’Olivier de Paderborn, participants de la croisade, et complétés par quelques autres textes, tels les »Gesta obsidionis Damiatae«, des chartes et cartulaires monastiques, et des testaments de croisés. Il semble en effet que le début du XIIIe siècle voit s’intensifier la réflexion sur le passé et les valeurs de la croisade; les premières victoires des participants puis leur échec final fournissent à l’auteur l’occasion de s’interroger pour savoir comment la guerre a été mémorisée et commémorée.

Dans un premier chapitre Megan Cassidy-Welch montre comment, dès leur prise de croix, les participants de la croisade sont soucieux de la mémoire de leurs actes: ils mettent de l’ordre dans leurs affaires, distribuent leurs biens, donnent par charte ou testament des instructions pour leur inhumation éventuelle et pour assurer leur salut par des donations aux institutions religieuses qui leur sont familières. La mémorisation met en œuvre des temporalités multiples: elle recourt aux modèles bibliques, aux antécédents de la croisade, elle donne un sens au présent et affirme une espérance pour l’avenir.

En prenant appui sur les lettres de Jacques de Vitry, l’auteur met en valeur l’importance du témoignage oculaire, qui est nécessaire pour la bonne transmission du récit. Il fournit en effet des souvenirs émotionnels mêlant peur, espoir, joie, tristesse, désespoir et colère, donnant ainsi à l’écriture historique une fonction d’acquisition de connaissances, de sagesse et de compréhension des événements et de l’attitude des hommes.

L’ouvrage s’intéresse ensuite à la formation de la mémoire chez les croisés. Leur conduite au combat implique d’abord des processions et des prières, des aumônes et des jeûnes, des confessions et des messes, parfois des pleurs, symboles de leur espoir en Dieu, puis, bien que les contingents de la cinquième croisade soient séparés, la participation à un acte collectif de guerre, enfin l’expression de leur gratitude quand le succès est acquis, par exemple lors de la prise de la tour de la chaîne, qui permet ensuite la conquête de Damiette. Les morts illustres sont commémorés comme martyrs par l’inclusion de leur nom dans les textes, tandis que les déserteurs sont considérés comme des traîtres envers la chrétienté, et les captifs comme victimes de leurs péchés. La mémorisation des croisés individuels est un travail nécessaire pour insuffler aux guerriers la piété, une conduite droite et une participation collective au service de Dieu.

Mais comment mémoriser et expliquer la défaite? Olivier de Paderborn s’efforce de montrer qu’elle entre dans les plans de Dieu. En effet, en souffrant avec le Christ par leurs blessures ou leur mort, les croisés peuvent ainsi accéder à la vie éternelle. La mosquée de Damiette, purifiée et transformée en cathédrale après la prise de la ville, reste un témoignage de l’éradication de l’islam, même lorsqu’elle est reprise par les musulmans. Saint Louis effectue la même démarche en 1249, dans le souvenir de celle des croisés trente ans plus tôt. Damiette devient ainsi un centre de mémoire, rendant visible, au moins pour un temps, la domination de la chrétienté sur un environnement musulman.

Il existe ainsi des lieux de mémoire de guerre commémorant à travers les âges les succès des croisés. Il en est ainsi de Lisbonne, reprise en 1147 par des Allemands, des Frisons et des Anglo-Normands. Comment s’étonner si en 1217 des croisés de la cinquième croisade passent à Lisbonne pour se recueillir sur la tombe d’Henri de Bonn, héros de la conquête 70 ans plus tôt, et auteur de nombreux miracles? La sacralisation des lieux de guerre sert à affirmer la possession légitime de la chrétienté sur ces lieux.

Des objets concourent également à la communication des souvenirs de la croisade. L’auteur de l’ouvrage s’intéresse ainsi à trois types d’objets donnés par Jacques de Vitry à son cher prieuré d’Oignies et conservés aujourd’hui au musée de Namur: une mitre en parchemin, un autel portatif (»une église en miniature«) et une dizaine de boîtes en ivoire et verre ayant servi de reliquaires. Ces objets confortent la mémoire de la croisade et expriment l’intensité des liens entre espaces, temps et participants.

L’ensemble des textes, images, objets, lieux et mots diffuse le sens de la croisade en entremêlant l’expérience et le témoignage individuel et le but collectif, l’expansion de la chrétienté et l’éradication de l’islam et du paganisme.

On le voit, l’ouvrage est bien loin d’être un nouveau récit de la cinquième croisade. Il s’efforce de décrire, non sans quelques répétitions et une erreur sur la date des Rameaux (p. 72: 31 mars 1219 et non pas 31 mai), la manière dont les témoins de l’événement ont voulu le représenter, le mémoriser en reliant le passé biblique et historique à l’actualité vécue, pour donner un sens à la croisade et, au-delà de la défaite de 1221, susciter l’espoir d’un avenir radieux par le triomphe de la chrétienté sur l’ensemble de ses ennemis.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Megan Cassidy-Welch, War and Memory at the Time of the Fifth Crusade, Pennsylvania, PA (Pennsylvania State University Press) 2019, XII–202 p., ISBN 978-0-271-08352-0, EUR 77,35., in: Francia-Recensio 2020/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71416