Dans la continuité des études pionnières de Henri Hauvette, Léopold Delisle et Robert Bossuat, et des moins lointaines, les travaux de Jacques Monfrin, de Franco Simone et de Serge Lusignan et des plus récentes, comme l’entreprise de l’équipe construite autour du projet Transmédie, le présent recueil propose onze textes qui abordent la question de la traduction au Moyen Âge et à la Renaissance par différents biais et regards critiques. Au centre des préoccupations, la question de l’»auctorialité« du traducteur, est discutée et analysée. Après une introduction qui fait le bilan des recherches sur le sujet (Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck), Claudio Galderisi (»Les traducteurs et l’invention de la prose savante entre XIVe et XVe siècle«) souligne le remarquable développement des traductions à la fin du Moyen Âge en s’appuyant sur les index et répertoires de Transmédie.

La croissance devient exponentielle au XIIIe siècle et culmine au XVe siècle. Les traducteurs ont joué un rôle important dans l’élaboration d’une prose »discursive et réflexive«. La traduction acquiert ainsi une autonomie soulignée dans les manuscrits par la présence de prologues et d’autres marques. La place d’Oresme, dont le projet est initialement politique et l’œuvre d’un roi, Charles V, dans une stratégie visant à mieux diffuser les mots d’ordre de la réforme »bien public, réformation« est rappelée, comme il convient. Le fait est bien connu: la traduction devient un outil de pouvoir.

Les traducteurs sont-ils des auteurs de plein droit? C’est la question à laquelle tentent de répondre les articles suivants selon un ordre chronologique. Vladimir Agrigoroaei (»Le portrait du traducteur en poupée russe: Guyart des Moulins, Pierre le Mangeur et saint Jérôme dans les enluminures du manuscrit BnF, fr. 155«) dresse le portrait d’un traducteur, Guyart des Moulins, auteur de la »Bible historiale« composée à la fin du XIIIe siècle, fusion des traductions de la »Vulgate« de saint Jérôme et de l’»Historia scholastica« de Pierre le Mangeur.

Dans une démarche aride, difficile à suivre en l’absence d’illustrations, V. Agrigoroaei dresse un portrait du traducteur Guyart, sur la base d’une comparaison des manuscrits et des enluminures. Il est difficile, note-t-il en conclusion, de poser l’existence d’un statut ou d’une identité propre du traducteur, qui est à la fois »en tradition et en rupture«. Michèle Goyens (»›Por la quel chose je di‹«: Jean d’Antioche et Évrart de Conty, deux autorités à traduire, deux approches différentes?«) consacre sa réflexion à deux traducteurs d’époques différentes, le premier Jean d’Antioche à la fin du XIIIe, le second Évrart de Conty, de la fin du XIVe siècle.

Le premier, précurseur des traducteurs »rigoristes«, a fondu les deux traités de rhétorique, le »De Inventione« de Cicéron et la »Rhetorica ad Herennium«en un seul corps d’ouvrage. Le second cherche un équilibre entre fidélité au texte latin et traduction libre, ad sensum pour la compréhension du public. Évrart est aussi commentateur. Qu’en est-il de leur statut auctorial? Les deux se rejoignent quant à leur modestie, s’effaçant le plus souvent devant l’autorité du texte qu’ils »translatent«, »restant des nains discrets sur les épaules de géants«.

Dans son article (»Pierre Bersuire, traducteur des ›Décades‹ de Tite-Live: nouvelles perspectives«), Marie-Hélène Tesnière s’interroge sur la démarche de Bersuire, le traducteur des trois décades alors connues de l’»ab Urbe condita«; à partir d’exemples précis tirés de la comparaison des manuscrits, elle montre les transformations opérées par Bersuire pour infléchir le texte de Tite Live dans un sens chrétien, l’interprétation des faits. Des analyses codicologique, textuelle (les remaniements jusqu’au début du XVe siècle), linguistique (»délatinisation«) et portant sur l’illustration, permettent à M.-H. Tesnière de mieux dater et déterminer les conditions de la traduction en rattachant Bersuire au groupe des réformateurs (Philippe de Vitry par exemple).

Pour Anne Dubois (»La création des cycles iconographiques: une face cachée de la mise en œuvre des manuscrits«) rares sont les données sur la création de cycles iconographiques; seuls deux documents font référence à des concepteurs de l’iconographie pour les manuscrits enluminés en France. Une »Cité de Dieu« dont le concepteur est Robert Gaguin (autour de 1473), et un programme réalisé par Jean Lebègue pour illustrer les livres de Salluste daté de 1417. Quelques notes marginales dans les manuscrits permettent d’identifier l’utilisation de »tels guides iconographiques« incomplets. Géraldine Veysseyre s’attache à l’étude des traductions des »Meditationes« attribuées souvent par les copistes au théologien franciscain Bonaventure.

La vogue qu’ont connue au cours du XVe siècle les Vies du Christ a favorisé la composition d’au moins huit versions françaises des »Meditationes« par des traducteurs, simples »translations« ou véritables compilations. Remarquable est la relative rareté du nom de Bonaventure dans le corpus examiné: le récit de la vie du Christ se présente comme une évidence, si bien que l’éminence de la source joue un rôle secondaire par rapport au contenu même des»Meditationes«et à la notoriété du commanditaire. Charles Soillot traduit le »Hiéron« de Xénophon pour le jeune comte de Charolais, le premier texte à avoir été traduit en français, non pas du grec directement, mais du latin, selon l’habitude de l’époque.

À partir d’une analyse comparée des manuscrits, Anne Schoysman (»Hiéron ou de la tyrannie« traduit par Charles Soillot pour Charles le Téméraire) analyse le rôle de l’humanisme italien qui ne se réduit pas à une simple question d’intérêt pour la langue latine mais qui répond bien à la nécessité de former des hommes d’État. L’autrice distingue la démarche de Soillot de celle de la traduction de Leonardo Bruni et elle conclut que »si le mouvement humaniste se diffuse en Europe au XVe siècle, c’est profondément transformé qu’il passe du latin d’Italie au français des traducteurs du Nord«. La nature du public explique en partie des transformations.

Elina Suomela-Härmä (»Jean Lodé, traducteur de Plutarque et de Maffeo Vegio«) aborde la question de l’»auctorialité« à partir de deux traductions de Jean Lodé, traducteur du discours de Plutarque sur le mariage de Pollion et Eurydice, et du »Guidon des parents«, traduction du »De educatione liberorum et eorum claris moribus« de l’humaniste italien Maffeo Vegio. La haute idée que se fait Lodé de sa vocation, morale et utile, et les relations entre traducteur et imprimeur à travers les relations qu’il entretient avec Gilles de Gourmont sont les questions abordées par E. Suomela-Härmä.

Un autre terrain d’expérience du rapport entre »figure du traducteur« et »figure auctoriale« est celui des »mises en prose«, un groupe largement nourri d’adaptations de poèmes en vers; il ne s’agit plus, selon Maria Colombo Timelli (»Translateur, traducteur, auteur: quelle terminologie pour quelle[s] identité[s] dans les prologues des mises en prose?«), d’un transfert linguistique, du latin au français, mais d’un modèle en vers, dont il est fait la récriture en prose. Le cas de David Aubert est analysé en détail: »composeur en prose, facteur, escripvain, historien, orateur ou auteur (acteur, aucteur), translateur«, quel que soit le terme, il renvoie au rôle d’»artisan«. Le prologue est là encore, comme pour beaucoup des études proposées dans le recueil, un lieu stratégique où s’opèrent des distinctions que ne réflète pas toujours l’usage des termes utilisés pour les distinguer. Ainsi l’auteur peut-il désigner l’auteur du modèle en vers ou l’auteur de la prose.

Aline Smeesters (»Traductions humanistes du grec classique au latin classique: le cas de l’officine d’Oporinus [Bâle 1542–1568]«) traite quant à elle le thème de la traduction latine des grands auteurs grecs, particulièrement illustrée par les impressions bâloises d’Oporinus. L’analyse du point de vue de l’imprimeur comme de celui du traducteur permet de dégager un mélange de »motivations idéalistes et de pragmatisme financier«, de repérer le profil sociologique des traducteurs (professeurs d’université confirmés comme Wolf, et autres jeunes hommes talentueux).

La comparaison des versions d’un même texte révèle la conscience marquante de l’»imperfection foncière de toute traduction«. Le volume se clôt sur un texte de Jean Balsamo sur »Montaigne, les traducteurs de l’italien et les stratégies auctoriales dans la seconde moitié du XVIe siècle«) avec une réflexion générale sur la place tenue par les traducteurs et la traduction dans les »Essais« (citations, emprunts, etc.), soulignant le rôle de plus en plus important de la traduction au XVIe siècle. Le volume comprend un index des noms et un index des titres.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Joël Blanchard, Rezension von/compte rendu de: Olivier Delsaux, Tania Van Hemelryck (dir.), Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, Turnhout (Brepols) 2019, 356 p., 12 ill., 5 tabl. en n/b (Bibliothèque de Transmédie, 7), ISBN 978-2-503-58338-9, EUR 65,00., in: Francia-Recensio 2020/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71450