Depuis une dizaine d’années, l’attitude du clergé médiéval face aux conflits armés a connu un regain d’intérêt et suscité un certain nombre de publications, principalement dans les pays anglophones. Le livre du professeur Lawrence G. Duggan s’inscrit dans cette tendance. Paru originellement en 2013, il semble ne pas avoir reçu beaucoup d’attention avant cette réédition de 2019. C’est pourtant un ouvrage ambitieux et d’un grand intérêt.

Dès les premières lignes, l’auteur énonce un objectif clair: démontrer que, contrairement à une opinion très répandue, l’usage des armes n’est pas totalement interdit aux membres du clergé depuis le Moyen Âge central, au moins dans les églises catholique et anglicane, les autres églises protestantes étant délibérément exclues de ce travail. Celui-ci couvre une période et un cadre géographique très larges: la période médiévale y joue un rôle central, mais elle est loin d’être exclusive.

Un traitement détaillé de l’historiographie du sujet justifie la démarche: la question bien été abordée dans un certain nombre d’ouvrages, mais souvent de manière superficielle ou erronée. Si quelques travaux de qualité existent, ils ne concernent que le haut Moyen Âge et le Moyen Âge central, les périodes postérieures au XIIIe siècle ayant été largement délaissées par les historiens du droit canon. De plus, les historiens du droit se sont souvent contentés d’étudier la législation »par le haut«, à travers les décrétales ou les commentaires des juristes, sans trop se soucier de sa mise en application réelle, à travers les statuts synodaux par exemple.

De tout ceci, L. G. Duggan entend se démarquer en offrant un traitement plus complet et plus pertinent. Une série d’utiles mises au point concernant les problèmes liés aux sources et aux termes vient compléter l’introduction. L’auteur rappelle en particulier que l’expression »port d’armes« (armsbearing) recouvre en fait un large éventail de situations et de comportements, qui ne sont pas tous considérés de la même manière dans la tradition canonique.

C’est ce que l’on perçoit à la lecture de la première partie du livre, qui n’est pas consacrée à la législation proprement dite, mais plutôt aux pratiques de certains membres du clergé à travers les siècles. Le premier chapitre est ainsi intitulé »Julius exclusus?«, d’après le célèbre pamphlet contre Jules II. Il s’agit de questionner le portrait de Giuliano della Rovere dressé dans cette œuvre polémique, celui d’un pape guerrier et monstrueux. Pour ce faire, L. G. Duggan passe en revue de nombreux exemples de clercs ayant été impliqués dans les affrontements armés de l’Antiquité tardive à la seconde guerre mondiale.

Dans le second chapitre, l’auteur démontre que ces personnages n’ont pas toujours été jugés négativement par leurs contemporains. Même s’ils ne représentent qu’une minorité, leur omniprésence à travers les siècles remet en question le caractère anormal et corrompu souvent prêté à leurs actes, qu’ils ont souvent pu justifier moralement et légalement.

Partant de ce constat, L. G. Duggan aborde dans les chapitres suivants ce qui constitue le véritable corps de ce livre: l’étude des sources du droit canon et des évolutions de la législation. Il distingue trois grandes périodes.

La première s’étend du haut Moyen Âge jusqu’au début du XIIe siècle. Au cours de celle-ci, les collections canoniques se contentent de répéter que tout usage des armes et de la violence physique est strictement défendu aux membres du clergé, malgré l’évolution des pratiques, notamment le développement du service militaire des prélats et des »guerres missionnaires« dans le monde carolingien. Les acteurs du mouvement de la Réforme dite grégorienne se contentent de répéter, avec une plus grande fréquence, les mêmes canons dans les conciles et synodes qu’ils président.

Mais la situation créée par plusieurs décennies de lutte pour l’indépendance et la purification de l’Église favorise, selon l’auteur, les évolutions qui ont lieu au cours de la seconde période, de 1120 à 1317: période capitale puisque c’est celle de la mise en place du droit canon classique, processus que l’auteur qualifie de »revolution in law«, au cours duquel, entre bien d’autres choses, la législation canonique en vient à légitimer l’usage des armes par le clergé, dans certaines limites certes, mais des limites toujours repoussées. En effet, vers 1140 le »Décret« de Gratien reconnaît déjà au clergé le droit d’encourager les combattants. Deux siècles plus tard, Jean de Legnano va jusqu’à justifier l’homicide de la main d’un évêque sur le champ de bataille.

L. G. Duggan avance plusieurs explications à ce phénomène. Premièrement, l’indépendance de l’Église revendiquée par les réformateurs suppose que celle-ci soit capable de se défendre elle-même; deuxièmement, le développement de l’idée de guerre sainte, qui non seulement sous-tend la croisade, mais dont les luttes pour la défense des biens et droits de l’Église en Europe sont imprégnées, favorise un rapprochement entre le monde ecclésiastique et le métier des armes, rapprochement dont les ordres militaires, en particulier le Temple, sont l’aboutissement. L’auteur fait de la fondation de ce dernier, ainsi que des mesures prises par le patriarche d’Antioche pour armer son clergé en 1120, un véritable déclencheur. Il évoque aussi l’influence du droit romain sur les travaux des canonistes, qui introduit notamment le droit pour tout homme de tuer un agresseur en situation de légitime défense. C’est justement grâce à la décrétale »Si furiosus«, qui figure dans les »Clémentines« promulguées par Jean XXII en 1317 et qui reprend ce principe, que Jean de Legnano et d’autres peuvent justifier leurs thèses. À partir de ce moment, le droit canon est plus permissif qu’il ne l’a jamais été en matière de port d’armes. Sans être autorisé totalement, celui-ci peut être justifié dans un certain nombre de situations, en particulier pour les prélats qui disposent du pouvoir temporel.

Depuis 1317, la législation a peu évolué sur ce sujet. Le concile de Trente ne l’a pas abordé dans son œuvre de réforme, et les dispositions mises en place du XIIe au XIVe siècle restent en vigueur jusqu’à la publication du nouveau Code de droit canon en 1917. Ni celui-ci ni son successeur de 1983 ne changent vraiment la tradition en la matière, bien que les formules aient évolué. De même, le dernier chapitre, spécialement consacré au port d’armes des ecclésiastiques dans la tradition juridique anglaise, démontre que contrairement à un mythe tenace, l’interdiction stricte de l’usage des armes par le clergé ne s’est pas maintenue outre-Manche, et que l’évolution y a été similaire à celle du continent, ce que la rupture du clergé anglican avec l’Église catholique n’a pas remis en question.

Dans l’ensemble, cet ouvrage d’un spécialiste d’histoire ecclésiastique éclaircit nombre de problèmes et renouvelle la vision que l’on pouvait avoir des divers mouvements de réforme religieuse. Certes, la méthode employée a quelques inconvénients: l’examen de tel événement ou tel texte peut paraître parfois superficiel, et les spécialistes de telle période y trouveront peut-être une erreur ici ou là. L’auteur l’admet dans l’introduction et il le justifie par la nature et l’objectif de son travail. Car le grand mérite de cet ouvrage est d’ouvrir de nombreuses pistes de réflexion, et de rassembler un très grand nombre de références bibliographiques. Il constitue donc une lecture essentielle pour tout chercheur ou étudiant qui souhaiterait se confronter au problème des rapports entre l’Église et la violence armée.

FUSSNOTEN EINFÜGEN

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Fabien Roucole, Rezension von/compte rendu de: Lawrence G. Duggan, Armsbearing and the Clergy in the History and Canon Law of Western Christianity, Woodbridge (The Boydell Press) 2019, XIV–264 p., ISBN 978-1-78327-400-0, GBP 19,99., in: Francia-Recensio 2020/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71466