Que les ducs Valois de Bourgogne et en premier lieu les deux derniers ducs, Philippe le Bon et Charles le Téméraire, se sont laissés inspirer par des figures héroïques de l’Antiquité, figures historiques et mythiques (genre Hercule, César, Alexandre, la filiation troyenne …) est bien évidemment connu des spécialistes de l’histoire bourguignonne. Toutefois, l’approche par les historiens des manifestations de cette récupération de l’histoire antique à des fins politiques bien réelles privilégie souvent soit les aspects littéraires, voire artistiques, soit les conséquences politiques et communicatives de l’opération.

Le mérite du livre que présente Luka Fischer réside précisément dans le fait que les différents champs de recherche, histoire de la littérature, histoire de l’art (et en premier lieu l’art appliqué et plus précisément l’art de la tapisserie) et histoire politique sont combinés dans une tentative d’écrire une histoire intégrale du rêve politique des ducs. La figure historique d’Alexandre pose toutefois problème dans ce sens que déjà dans la littérature médiévale bien avant la période bourguignonne, une légende rose autour du personnage d’Alexandre côtoie une légende noire. La première accentue le succès inégalé du meneur d’hommes dans ses actions militaires et ses conquêtes stratégiques, la deuxième souligne ses faiblesses (irascibilité, féminisation extrême, alcoolisme).

Ce qui peut humaniser en quelque sorte le héros, mais pose le problème de savoir par quelle qualité mesurer l’action des ducs? Charles le Téméraire serait dans ce sens à approcher plutôt de la légende noire … ou plus précisément la légende noire aurait pu servir de miroir pour un duc dont les contemporains jugeaient le comportement trop marqué par une témérité certaine. L’opposition entre les deux façons de regarder et d’évaluer les actions du héros antique et des ducs de Bourgogne serait en plus tributaire de l’évolution d’une façon de voir toute médiévale vers une approche teintée par une renaissance précoce. Une opposition qui, sur le plan de l’inspiration littéraire se concrétise par l’opposition entre les écrits d’un Jean Wauquelin (»Les faicts et conquestes d’Alexandre le Grand«) et d’un Vasco de Lucena (»Les faictz et gestes d’Alexandre le Grand«).

Luka Fischer convainc par sa démonstration que les utilisations du mythe alexandrin par les ducs relève de conditions tout à fait contingentes au contexte dans lequel les références à Alexandre sont d’actualité. L’image du héros antique est donc une image pluriforme qui se trouve adaptée au public qu’on désire convaincre, aux possibilités et limites des moyens de communications (une tapisserie se lit différemment qu’un texte ou un exposé) et aux circonstances momentanées. Il le démontre en analysant en détail plusieurs grands moments dans l’action des ducs pendant lesquels le mythe alexandrin a été mobilisé à des fins politiques. D’abord comme élément essentiel des »entremets«, les performances théâtrales entre les différents services lors des banquets de cour. Il s’agit du célèbre banquet du Faisan organisé à Lille en 1454 pendant lequel le duc a dévoilé ses ambitions d’organiser une croisade contre les Turcs, la tentative de réconciliation entre Orléans et Bourgogne à Nevers en 1454 (dans le contexte des négociations d’un mariage entre le futur duc Charles le Téméraire avec Isabelle de Bourbon), et encore lors du mariage du duc Charles le Téméraire avec Marguerite de York à Bruges en 1468. Ensuite, dans une autre série de gestes et actes où la figure d’Alexandre est mise en exergue, mobilisant les fameuses tapisseries le représentant. Il s’agit alors des festivités dans le cadre du couronnement de Louis XI comme roi de France en 1461, de l’assujetissement des Gantois au palais du Coudenberg à Bruxelles en 1469 suivant la destruction de la ville de Liège par le Téméraire (qui ne se trouve pas en Flandre comme le suggère l’auteur à la page 81!) et finalement les rencontres diplomatiques avec l’empereur Frédéric III et les princes électeurs de l’Empire germanique dans le contexte des négociations de Trèves de 1473.

Un dernier chapitre sonde la survie du mythe alexandrin chez les héritiers habsbourgeois des ducs Valois de Bourgogne. Une démarche logique et bienvenue, étant donné que chez Maximilien d’Autriche, gendre et héritier du duc Charles le Téméraire, les références à Alexandre le Grand sont nombreuses bien que plurivoques: bien sûr le prince qui pose comme »dernier chevalier« dans la grande tradition médiévale se compare à Alexandre, mais il n’hésite pas à donner en gage les fameuses tapisseries de ses ancêtres bourguignons, tout comme leurs joyaux d’ailleurs, pour obtenir les prêts nécessaires pour être en mesure de poursuivre ses aventures guerrières afin de sauvegarder son héritage bourguignon … Ce n’est toutefois que son petit-fils l’empereur Charles V qui sera en mesure d’accaparer à la fois les symboles et les ambitions et rêves des ancêtres bourguignons. Soulignons finalement que ce livre stimulant et bien conçu est accompagné d’une série d’illustrations en couleur qui font droit à la richesse visuelle des tapisseries en question.

FUSSNOTEN EINFÜGEN

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marc Boone, Rezension von/compte rendu de: Luka Fischer, Alexandres de leurs temps. Heroisierungsprozesse und politische Instrumentalisierung Alexanders des Großen im spätmittelalterlichen Burgund, Baden-Baden (Ergon) 2019, 199 S., ISBN 978-3-95650-404-4, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2020/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71470