La dernière décennie a été agitée par un débat historiographique concernant la question de l’»identité« lotharingienne, terme flou et polysémique en français, là où la notion allemande de Selbstverständnis semble plus claire. Longtemps non questionnée, cette idée d’une identité propre à la Lotharingie a ainsi été soutenue par Thomas Bauer1, avant que Jens Schneider ne vienne la déconstruire2. C’est dans ce contexte qu’eurent lieu du 10 au 13 octobre 2006 les 14es Journées lotharingiennes, qui eurent pour ambition de poser la question des constructions identitaires dans ce royaume qui n’eut qu’une éphémère indépendance et qui disparut très tôt, englobé dans la Francie orientale dès 923/925, tout en survivant paradoxalement aux Xe et XIe siècles comme entité politique à l’échelle ducale, même s’il faut se garder de l’illusion d’une continuité parfaite de l’une à l’autre. Ces journées furent dédiées à celui qui, à la fin des années 1970, fut l’un des pères des premières Journées lotharingiennes et qui insuffla durant des décennies son dynamisme à l’étude de cette région de l’entre-deux: Michel Parisse.

Dans son introduction, Jean-Marie Moeglin définit l’identité telle que ressentie par les hommes du Moyen Âge comme le »sentiment de partager à plusieurs une référence commune qui les met à part, qui leur confère une spécificité qu’ils reconnaissent comme la leur mais dont un caractère essentiel est précisément qu’ils la partagent avec d’autres« (p. 13), tout en soulignant la nécessité qu’il y a de remettre en question les thèses »essentialistes« et »providentialistes« de l’historiographie ancienne pour retrouver les formes spécifiques qu’ont prises au Moyen Âge les constructions d’identités collectives de type »national«, c’est-à-dire la référence à une patrie (ville, région, pays, nation).

Pour ce faire, le volume a été divisé en quatre parties. La première d’entre elles est consacrée à la fois à des réflexions d’ordre général – sur la notion d’espace notamment, Jens Schneider questionnant la construction et la cohérence de l’espace lotharingien à partir du modèle de Raumkategorie théorisé par Frank Göttmann (p. 33–54) – et à une analyse des éléments fédérateurs que sont les rois et les ducs. Michel Margue revient ainsi de manière extrêmement détaillée sur le roi Zwentibold et le duc Gislebert: ils auraient tenté, en vain, de doter la Lotharingie d’une autonomie complète et pourraient ainsi être les derniers »protagonistes d’une conception ›lothairienne‹ d’un royaume issu de l’héritage central de l’ancien Empire carolingien« (p. 59). Ils ont surtout tous deux été décrits de manière négative par l’historiographie ottonienne, qui voyait en eux des fossoyeurs de l’idée d’un Empire unitaire, alors qu’ils tentèrent en réalité, selon des logiques différentes, de jouer un rôle d’interface entre l’aristocratie locale et le pouvoir des souverains voisins (p. 55–152). Hérold Pettiau montre ensuite l’évolution progressive, mais profonde, de la pratique de cet espace par les souverains de 869 à 936, notamment par l’étude des itinéraires royaux (p. 153–200). Cette première section s’intéresse aussi aux interférences extérieures, avec le regard externe des voisins occidentaux (Charles West, p. 201–218) et orientaux, lesquels n’étaient absolument pas disposés à renoncer à la Lotharingie au tournant des IXe et Xe siècles (Sophie Glansdorff, p. 219–243).

A contrario, un deuxième temps est consacré aux dissensions internes. Jean-Louis Kupper analyse le diocèse de Liège (p. 247–264), dans lequel les aristocrates (laïques comme ecclésiastiques) connurent du Xe au XIIe siècle deux »patries«: le duché de Lotharingie, d’une part, le diocèse de Liège, d’autre part. Arnoud-Jan A. Bijsterveld s’intéresse à ce même diocèse en étudiant le lignage de Rode, un groupe aristocratique périphérique dont il interroge l’identité et les stratégies de pouvoir (p. 315–361). Enfin, Michel de Waha s’intéresse au cas du Brabant et du Hainaut, révélant l’existence d’identités régionales au niveau des pagi et des comtés dès le Xe siècle, qui ne sont pas pour autant exclusives d’autres identités plus larges (p. 265–313).

Une troisième partie regroupe des articles analysant les vecteurs identitaires. Ainsi, Michel Parisse interroge la question des frontières, aussi bien politiques que linguistiques, entre royaume et Empire et donc la division croissante entre zones romanophones et germanophones (p. 365–374), tandis que Michèle Gaillard critique l’idée d’un héritage austrasien et montre que les Lotharingiens ont avant tout conscience d’un héritage arnulfien et carolingien (p. 375–390). Elizabeth Den Hartog analyse les copies lotharingiennes de la chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle (p. 391–420), Thomas Bauer soutient l’existence de saints lotharingiens (p. 421–456) et Anne Wagner revient sur le rôle des reliques dans le diocèse de Metz (p. 457–472).

Enfin, la dernière section s’intéresse à la persistance de l’idée lotharingienne, avec les ducs de Brabant étudiés par David Guilardian (p. 475–488), la perception de la Lotharingie dans la Bourgogne du XVe s. par Robert Stein (p. 489–522), le souvenir lotharingien dans des cycles épiques français des XIIe et XIIIe siècles par Philippe Walter (p. 523–538) et la place de l’Europe »lotharingienne« dans les projets politiques de construction européenne du XVe au XXe siècle par François Pernot (p. 539–550).

On pourra bien sûr regretter la durée particulièrement longue (douze ans, tout de même) entre la tenue de ce colloque et sa publication, ce qui rend certains articles assez datés, puisque l’état de la bibliographie correspond à celui du moment de la remise des contributions; et ce d’autant plus que ces dernières années ont vu la publication de travaux majeurs sur cette thématique3. Néanmoins, avec ses cartes en couleurs et sa mise en page claire (malgré l’absence de résumés), ce beau volume fait œuvre utile en couvrant assez largement le spectre de cette question devenue centrale pour les études lotharingiennes.

1 Thomas Bauer, Lotharingien als historischer Raum. Raumbildung und Raumbewußtsein im Mittelalter, Cologne, Weimar, Vienne 1997 (Rheinisches Archiv, 136).
3 Outre la thèse de Jens Schneider, voir par exemple Michel Margue, »Nous ne sommes ni de l’une, ni de l’autre, mais les deux à la fois«.  Entre France et Germanie, les identités lotharingiennes en question(s) (2e moitié du IXe–début du XIe siècle), dans: Michèle Gaillard, Michel Margue, Alain Dierkens, Hérold Pettiau (dir.), De la mer du Nord à la Méditerranée. Francia Media, une région au cœur de l’Europe (c. 840–c. 1050). Actes du colloque international (Metz, Luxembourg, Trèves, 8–11 février 2006), Luxembourg 2011, p. 395–428.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Tristan Martine, Rezension von/compte rendu de: Michel Margue, Hérold Pettiau (dir.), La Lotharingie en question. Identités, oppositions, intégration/Lotharingische Identitäten im Spannungsfeld zwischen integrativen und partikularen Kräften. Actes des 14es Journées lotharingiennes, 10–13 octobre 2006, Université du Luxembourg, Luxembourg (Section Historique de l’Institut Grand-Ducal) 2018, 551 p., 1 ill., nombr. cartes en coul. (Publications de la Section Historique de l’Institut Grand-Ducal de Luxembourg, 126. Publications du CLUDEM, 26), ISBN 978-2-919979-21-3, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2020/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71481