Ces belles études sur les sources du droit canonique sont consacrées à la période allant de 1050 à 1150, soit de la veille de la réforme grégorienne au lendemain du décret de Gratien. Ce siècle a vu le développement de riches et importantes collections canoniques antérieures à ce que l’on considère comme la période d’apogée du droit savant, romano-canonique du Moyen Âge. De nos jours, les historiennes et historiens du droit canonique se réfèrent encore constamment aux deux volumes de Paul Fournier et Gabriel Le Bras, intitulés »Histoire de collections canoniques en Occident depuis les fausses décrétales jusqu’au décret de Gratien« (Paris 1931–1932). Considérant que le décret de Gratien clôt une ère et en ouvre une nouvelle, Fournier et Le Bras plaçaient la marche vers la centralisation pontificale au centre de l’évolution du droit canonique et de ses sources au cours de ce siècle. Des études plus récentes sont venues modifier cette vue et les articles ici rassemblés font le bilan de ces nouvelles approches proposées pour expliquer le changement que connait alors la culture juridique.
Un premier article (Christof Rolker) retrace la genèse et le contenu du modèle élaboré par Fournier tel que celui-ci le présentait il y a près d’un siècle et qui a occupé une place centrale dans tous les manuels d’histoire des sources du droit canonique du haut Moyen Âge. Pour Fournier comme pour Le Bras, chaque auteur des collections antérieures à Gratien possède un objectif, veut défendre une thèse, en fonction des questions qui se posent aux lieux et dates où écrit l’auteur. Le droit canonique se forme, évolue et s’enrichit, des carolingiens à la seconde moitié du XIe siècle; Gratien ne serait, d’après Le Bras, qu’un »médiocre compilateur«. En s’attachant à ces collections antérieures à Gratien, Fournier estime que l’histoire du droit canonique et des collections correspond, chronologiquement, à l’histoire des idées et de la réforme de l’Église. Cette thèse de Fournier a permis de conforter l’opinion de ceux considérant la réforme grégorienne comme une œuvre décisive. C’est effectivement dans le même courant historiographique que se situent les volumes d’Augustin Fliche sur la réforme grégorienne, présentée comme une »reconquête chrétienne«. Certes, ces approches sont aujourd’hui nuancées, ce qui ne veut pas dire que le modèle de Fournier ait perdu toute valeur.
Kathleen G. Cushing traite de la transmission du droit et plus particulièrement du décret de Burchard de Worms qui fut capable de combler l’écart entre les règles normatives et les réalités concrètes humaines. La tradition antérieure à Gratien conserve une place notable encore après Gratien ce qui implique de revoir l’idée de la création subite d’un jus novum après le maître bolonais.
Greta Austin conteste, elle aussi, l’existence du »tournant« dont parle Fournier lors de la réforme grégorienne. Elle ne rejoint pas non plus la thèse de Berman considérant que, s’il existait un droit canonique avant la réforme grégorienne, celui-ci ne constituait pas un système spécifique, par lui-même. Sur le fond et en s’appuyant en particulier sur Yves de Chartres, elle démontre que le passage d’une organisation »horizontale« de l’Église, avec des pouvoirs et des normes diverses selon les lieux, à une organisation »verticale« dans la dépendance du pontife romain ne date pas de la réforme grégorienne, mais a des origines plus anciennes. Si l’évêque de Rome est, en théorie, l’autorité suprême, en pratique, il ne le sera que plus tard. Ses lettres ne concernent généralement que peu de destinataires et sont peu diffusées.
Pour John S. Ott, les difficultés électorales au siège de Beauvais entre 1100 et 1104 sont un exemple, parmi bien d’autres, montrant que les solutions dépendent souvent du jeu des circonstances locales et de la personnalité des hommes, plutôt que des normes théoriques.
Tatsushi Genka aborde la question de l’autorité et de la hiérarchie des textes, pontificaux ou conciliaires, à la fin du XIe siècle et de la signification ecclésiologique, en étudiant l’évolution entre Pierre Damien et Bernold de Constance: »By making the authority of the conciliar canons, both universal and regional, derive ultimately from the papacy, Bernold tried to solve a problem inherent in the church, i. e. the tension between the papal primacy on the one hand and the autonomy and collegiality of the bishops on the other, that is at the same time the conflict between those texts issued by the papacy and those of the councils« (p. 85).
John C. Wei rappelle que Victor Cousin redécouvrait la méthode du »Sic et non« d’Abélard, qu’il considérait comme la source de la méthode scolastique médiévale. Thaner y voyait une influence décisive sur Gratien, conception encore partagée par Paul Fournier. Mais il n’est pourtant pas évident que Gratien ait connu ces écrits. Le soi-disant »tournant« du Décret n’a rien de radical; les évolutions sont progressives, dues à l’histoire et à divers auteurs qui ne sont pas seulement les »grands« retenus par l’ancienne école.
Stephan Dusil revient sur cet éventuel tournant de Gratien. Il compare les deux versions du Décret sur le célibat ecclésiastique (D. 26 à D. 32). Si Gratien 1 retient surtout des textes théologiques percutants, Gratien 2 ajoute des prescriptions normatives parfois peu probantes. Il est possible de considérer Gratien 2 comme un point de départ pour des interprétations que les canonistes futurs devront donner.
Danica Summerlin s’interroge sur l’importance du changement qui s’opère dans les collections canoniques entre le décret de Gratien et les décrétales de Grégoire IX; il s’agit désormais essentiellement de collections de décrétales qui néanmoins, là encore, s’inscrivent dans une certaine continuité avec le droit antérieur.
Bibliographie soignée et index viennent clore ce riche volume.
Ce bel ensemble d’articles concerne une même question: la nature des sources du droit canonique des XIe et XIIe siècles. Ils vont tous dans un même sens: nuancer les propos de Fournier et faire le point sur nombre de travaux de ces dernières décennies. Ils s’accordent sur une conclusion: des évolutions existent, mais elles sont lentes et dépendent de nombreux facteurs dont des réalités locales ponctuelles, parfois plus décisives que l’autorité pontificale.
Les coupures que Fournier et ses successeurs immédiats avaient cru voir sont des inflexions, plus que de brusques césures. Le volume permet de préciser les processus d’évolution du droit canonique et, par là même, les étapes de l’histoire de l’Église. Ces contributions, argumentées et nuancées, sont dues à des historiens du droit canonique qui sont parmi les plus notables de notre XXIe siècle. Les écrits de Paul Fournier et de Gabriel Le Bras demeurent une base incontestable, mais tout chercheur doit savoir remettre en question les conclusions que de nouveaux matériaux permettent d’infléchir. Nous bénéficions d’un volume majeur, rassemblant les correctifs à donner aux écrits de nos maîtres et faisant le point des connaissances sur les collections canoniques avant ou après Gratien.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Brigitte Basdevant-Gaudemet, Rezension von/compte rendu de: Christof Rolker (ed.), New Discourses in Medieval Canon Law Research. Challenging the Master Narrative, Leiden (Brill Academic Publishers) 2019, XII–213 p. (Medieval Law and Its Practice, 28), ISBN 978-90-04-38993-9, EUR 127,00., in: Francia-Recensio 2020/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71483