»The Rhetoric of Free Speech« est la version remaniée d’une thèse soutenue par Irene van Renswoude en 2011, récompensée en 2012 par le prix de la Praemium Erasmianum Foundation et en 2014 par le Heineken Young Scientists Award for History: c’est dire si la publication était attendue. Irene van Renswoude propose au lecteur un livre ambitieux, embrassant avec érudition 700 ans d’histoire politique et culturelle – une gageure pour une monographie de 250 pages; un livre, de surcroît, très bien écrit et accessible. L’auteure se saisit d’un thème incontournable de notre modernité: la liberté d’expression (elle évoque d’ailleurs les »lanceurs d’alerte« contemporains, p. 244), pour montrer que son modèle antique, la parrhesia des philosophes, contrairement à un préjugé tenace, ne disparaît pas avec la christianisation et le début du Moyen Âge. En ce sens, elle renoue le fil du temps entre Peter Brown et Mayke de Jong.
Les chapitres sont organisés en dossiers, tantôt individuels (Ambroise de Milan, Agobard de Lyon …), tantôt thématiques (martyrs, ascètes, miroirs du prince …); la logique d’ensemble est chronologique. Il s’agit, en introduction, de décrire le paradoxe de la parrhesia antique, qui n’est pas d’abord une parole sincère et spontanée, mais un trope très construit (parrhesia, licentia, libertas) dont les traités de rhétorique définissent les règles censées garantir la bonne réception. La christianisation, d’habitude considérée comme un élément perturbateur, est abordée au chapitre 1, où Irene van Renswoude montre que les acta et passiones des martyrs remploient le lexique classique de la parrhesia, mais en lui faisant subir un désaxement qui traverse tout l’ouvrage (cf. p. 246): tels Socrate et le Christ à leurs procès respectifs, les martyrs refusent les fards de la rhétorique et proclament l’Évangile en termes simples.
Ainsi s’échafaude une conception neuve, antirhétorique, de la parrhesia. Avec le chapitre 2, on entre dans l’ère constantinienne et on change de configuration. Le parrhésiaste est ici un évêque, Hilaire de Poitiers, admonestant l’empereur »hérétique« Constance II. L’auteure réinscrit le texte dans son environnement polémique en s’interrogeant sur le public ciblé et en s’appuyant sur l’énonciation. Au chapitre 3, elle décrit l’idéaltype bien connu du philosophe païen parrhésiaste. Puis elle en vient au cas très attendu d’Ambroise face à Théodose (chap. 4). Le paradigme change une nouvelle fois pour devenir celui qui domine le Moyen Âge entier: celui d’un évêque critiquant un souverain de la même confession. L’auteure manipule admirablement la tension entre les dimensions publique et privée de la liberté de parole, en montrant comment Ambroise a construit lui-même sa collection de lettres.
Au chapitre 5, elle discute la thèse foucaldienne d’un étouffement de la parrhesia par la culture monastique du silence, puis aborde la transformation de la parrhesia en correction des subordonnés par la hiérarchie cléricale.
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée au haut Moyen Âge. Le chapitre 6 constate la quasi-disparition du lexique de la parrhesia antique et l’oubli des traités de rhétorique (sauf chez Colomban). Malgré cela, une parole libre subsiste, notamment celle des évêques. Les supports qui en esquissent les contours ne sont plus des manuels, mais l’hagiographie et les collections épistolaires. Grégoire de Tours monopolise à juste titre le chapitre 7. Irene van Renswoude y définit l’évêque comme l’admoniteur statutaire des laïcs, et non comme un simple héritier du philosophe antique. Elle met en évidence la tension entre public et privé et l’usage tactique par Grégoire de la rumeur ou du secret.
Le chapitre 8 décrit alors l’apparition, avec les miroirs Carolingiens, du topos du »conseiller sage«, soucieux de l’intérêt public, qui ne se revendique pas de sa marginalité, mais, au contraire, de la familiaritas du roi pour parler librement. Le chapitre 9 rappelle cependant que le »charismatic outsider« continue d’exister, avec le cas d’Agobard, qui tire parti de son expulsion de l’entourage royal pour se présenter en prophète persécuté. Dorénavant, le lexique parénétique antique semble totalement éclipsé par l’admonitio chrétienne et par le modèle de l’Ancien Testament. Le livre prend fin sur le Champ du mensonge en 833, avec l’épineux dossier de l’admonition (pseudépigraphe?) de Grégoire V aux évêques francs. Ce texte, en citant Grégoire de Nazianze, réinvestit le lexique parénétique de la libertas, mais en le dotant d’un sens chrétien voué à une longue postérité.
Le livre atteint parfaitement son but: retracer les remaniements de la culture antique de la liberté d’expression par-delà l’effondrement de l’empire romain. Les ruptures sont bien là (émergence du magistère épiscopal; disparition provisoire du lexique parénétique; oubli des traités de rhétorique), mais la liberté d’expression perdure, transfigurée certes, mais tenue debout, selon l’auteure, par l’inertie sociale et la mémoire procédurale des acteurs politiques (p. 158–159).
Le livre exploite des dossiers souvent surétudiés, mais elle réalise le tour de force de les articuler autour d’un récit neuf et cohérent. La démarche n’est pas évidente d’emblée; s’agit-il d’une étude des stratégies rhétoriques? Des pratiques sociales et politiques? Du discours, dans un sens plutôt idéologique? Voire du knowledge, c’est-à-dire des ressources textuelles et idéelles exploitées par les parrhésiastes? C’est un peu tout cela à la fois, dépassant le programme annoncé à la page 15–16, et c’est ce qui fait toute la force de frappe du livre.
La démarche chronologique est d’une redoutable efficacité, puisque on observe la rhétorique du free speech en gestation, forgeant ses propres canons de siècle en siècle: le dossier d’Ambroise, d’abord traité comme un événement, réapparaît plus loin comme un exemplum. L’auteure rappelle, manuscrits à l’appui, que les sources sont construites par leurs auteurs pour produire une certaine image de la liberté de parole; la leur, et celle qu’ils veulent promouvoir. On sent l’auteure parfois à l’étroit dans le format restreint du livre: il s’agit donc d’un livre programmatique, dont les intuitions devront être ressemées, pour germer sur le champ qu’il vient lui-même de défricher.
Dans la mesure de ses accomplissements, c’est n’ôter aucun mérite à l’ouvrage que d’ouvrir la discussion sur certains points. On peut se demander d’abord si l’auteure ne systématise pas à l’excès l’idéaltype du charismatic outsider puisant sa légitimité dans sa marginalité, avec les cas d’Hilaire, Ambroise et Agobard. Dans l’»Ad Constantium«, par exemple, Hilaire de Poitiers ne semble pas se revendiquer de son exil pour légitimer sa prise de parole, mais plutôt pour s’en justifier (licet in exsilio …), conscient, dès les premiers mots, que son indignitas nuit gravement à la réception de son discours. En ce cas, comme en d’autres (voir d’ailleurs ce que dit l’auteure p. 151), on ne mesure pas bien en quoi se présenter comme un outsider est un atout. On gagnerait peut-être à spécifier ce que l’on entend par outsider, car le terme recouvre des réalités très différentes, de l’ascète extra-mondain (philosophe ou holy man) au courtisan disgracié (Agobard), en passant par l’étranger (Colomban) ou le condamné (Hilaire).
Par ailleurs, il est sans doute excessif de dater des Carolingiens la naissance du »wise adviser«, le conseiller libre car proche du prince (p. 180, 203). Il faut d’abord faire la part des sources perdues: on manque de littérature spéculaire mérovingienne (et je ne me prononce pas sur la période antérieure). Malgré tout, la lettre-miroir du VIIe siècle du ms. BAV, reg. Lat. 407 (MGH Epistolae 3, p. 457–460), qui exhorte longuement le roi à écouter ses conseillers, est très proche des miroirs carolingiens (ama eum qui tibi dicet veritatem). Dernière broutille, signalons que l’»Invectio canonica« de Florus, transmise sous le nom du pape Martin, ne se trouve pas dans le dossier du ms. Paris, BnF lat. 13 371 commenté p. 239, mais dans le ms. Saint-Gall, SB 681 (ce que l’auteure, dans l’article cité note 51 »Crass insults«, avait bien noté).
La démarche adoptée soulève parfois d’autres interrogations. Le chapitre 9 affirme que si Agobard »bombarde« la cour de lettres d’admonition après sa disgrâce en 822, c’est pour regagner la faveur impériale en se conformant au »role model« de l’évêque correcteur. Mais l’analyse rhétorique n’atteint-elle pas ses limites lorsqu’elle se détache du contexte, voire néglige le contenu concret du texte? Car il ne s’agit pas seulement d’admonester: les lettres d’Agobard se veulent le reflet d’une politique vexatoire bien réelle envers les juifs. Faut-il considérer cette politique aussi comme une stratégie de retour en grâce?
Irene van Renswoude écrit qu’il n’y a aucune trace de réponse de Louis le Pieux, ni même de réception des lettres (p. 222–223): or, au contraire, le »De insolentia iudaeorum« (la lettre même commentée ici) décrit deux indiculi signés et scellés par l’empereur, envoyés à Agobard et au vicomte de Lyon, avant que les missi Gerric et Frederic, arrivés sur place avec une tractoria stipendialis et des capitularia sanctionum entre les mains, ne précipitent le dénouement de l’affaire en traduisant le clergé d’Agobard devant leur tribunal (826–827). On mesure l’impact de ces faits, pourtant très commentés par l’historiographie, sur la thèse défendue: une telle déconfiture est aux antipodes de toute stratégie sensée de retour en grâce. Or, ils ne sont pas même évoqués: de cette lettre, seules sont citées les prétendues rumeurs répandues par les juifs (p. 221). Pourquoi? Faut-il, pour l’auteure, considérer ces faits comme une invention d’Agobard? Le livre prête ici le flanc au reproche d’une analyse rhétorique hors-sol, attentive aux stratégies de communication, et pas suffisamment aux contenus.
Ces remarques ne pèsent pas grand-chose face aux mérites considérables de l’ouvrage. Redisons-le: le livre d’Irene van Renswoude est une contribution majeure non seulement à l’histoire culturelle, mais à l’histoire sociale et politique du haut Moyen Âge. Il donne toutes les preuves nécessaires, et bien choisies, d’une liberté d’expression toujours présente, caractérisée par des règles et des tropes à la fois classiques et chrétiens; il déploie la diversité des modèles de liberté d’expression auxquels la critique du pouvoir pouvait se conformer. Sa méthodologie, qui met l’accent sur la construction des sources, la tradition manuscrite et la tension entre public et privé, lui confère une grande originalité et une rare pertinence, que l’on souhaiterait voir largement imitée.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Warren Pezé, Rezension von/compte rendu de: Irene van Renswoude (ed.), The Rhetoric of Free Speech in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Cambridge (Cambridge University Press) 2019, X–279 p. (Cambridge Studies in Medieval Life and Thought. Fourth Series), ISBN 978-1-107-03813-4, GBP 75,00., in: Francia-Recensio 2020/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71490