L’ouvrage de Gabriel Zeilinger est issu de son habilitation, menée entre 2006 et 2013 à l’université de Kiel avec Gerhard Fouquet pour garant, et distinguée en 2014 par le prix de l’association Pro Civitate Austriae. Après une brève introduction, l’auteur dresse un état des sources et de la recherche scientifique consacrée aux villes alsaciennes, avant de structurer son travail en cinq parties organisées selon les seigneurs dont relèvent les différentes villes étudiées: les Staufen, les évêques de Strasbourg, les Habsbourg et les sires de Ribeaupierre. G. Zeilinger organise son propos de manière très régulière, ce qui rend d’autant plus saillantes les similitudes et cohérences, de même que les cas exceptionnels. Chaque partie est composée d’études de cas, et chaque étude de cas divisée entre histoire ancienne de la localité, présentation et analyse des sources disponibles, et enfin étude des liens entre »interaction et urbanité«. Une dernière partie porte sur la distinction qui peut être floue, pour les médiévistes comme dans les textes médiévaux, entre petite ville et village, et interroge les critères d’urbanité. La conclusion ramasse les éléments conclusifs présentés déjà au sein de chaque partie.
L’interaction est le terme central de la démarche de G. Zeilinger. Le terme désigne les discussions et négociations autour de la ville, qui impliquent de multiples partenaires: les habitants, voire la commune, le ou les seigneur(s), les agents seigneuriaux et les seigneurs concurrents. Les tensions internes à la commune ne sont pas l’objet de cette étude: d’une part elles sont souvent mal connues, et d’autre part le propos de l’auteur est d’analyser un processus de négociation entre acteurs, processus qui permet de reconnaître les éléments d’urbanisation mais aussi processus médiéval de fabrique de la ville – »verhandelte Stadt«, la ville négociée.
Négociée, discutée, pour commencer, dans la recherche historique. Et avant de chercher des critères de ville, l’auteur étudie les mots pour dire la ville dans le langage historien, et pose la question des représentations attachées au terme »ville«. Une première partie sert donc tout autant à présenter l’historiographie existante de façon synthétique qu’à analyser le lexique des médiévistes et ses variations, replacées dans leurs contextes et renseignant autant sur ces contextes et sur les préoccupations historiennes que sur la réalité urbaine médiévale. La »verhandelte Stadt« renvoie d’abord aux critères établis ou retenus pour la distinction entre ville et non ville, et aux débats historiographiques portant sur les questions d’urbanité et de centralité.
L’étude s’attache ensuite à retracer précisément les représentations médiévales, pour dépasser là encore les réflexes contemporains trop souvent liés à la »ville médiévale typique« publicisée à outrance, comme Kaysersberg. L’analyse serrée du lexique des textes médiévaux, des formulations désignant la ville, des habitants constitués ou non en corps civique ou université, des organes du gouvernement, sert à distinguer les phases d’évolution de chaque ville étudiée mais aussi, puisque le protocole d’étude est strictement semblable d’un cas à l’autre, à distinguer et classer les villes selon les capacités qu’elles ont acquises et leur degré d’urbanité.
La définition de la ville ne se limite pas cependant à l’observation des institutions urbaines et de leur mise en place. La construction d’un droit urbain, l’acquisition de privilèges sont bien évidemment les marqueurs de cette évolution vers la cité. Mais G. Zeilinger ne fait pas ici de Verfassungsgeschichte, et le droit est étudié non pour lui-même mais pour ce que sa production indique d’une conscience de ville. Les acteurs sont centraux dans l’étude, et c’est aussi une vision médiévale: l’auteur rappelle à plusieurs reprises les propos d’Isidore de Séville selon qui ce n’est pas le mur qui fait la ville, mais les hommes.
La perspective actorialiste s’impose dans une étude des interactions. La »ville négociée« émerge en effet des rapports entre seigneurs ou entre seigneur et habitants, de ce que les groupes de bourgeois peuvent obtenir, ou de ce que les princes veulent accorder. La ville n’est pas toujours une exception au droit seigneurial, mais peut aussi servir une politique de densification seigneuriale et d’affirmation politique et/ou économique, comme le montre notamment l’étude des villes Staufen (et alors même que l’auteur nuance l’existence d’une politique urbaine Staufen mais montre la diversité des situations) ou celle des villes Habsbourg – ainsi de Bergheim, qui permet d’arrimer la périphérie du territoire.
Ce sont aussi ces acteurs urbains, ou plutôt leur très faible trace, qui conduisent à la définition de Guémar comme »demie ville«, dépourvue de commune, en opposition à sa présence dans l’»Atlas des villes médiévales d’Alsace« de François J. Himly (1970) sur la seule foi du terme stat, qui ne suffit pas à fonder l’urbanité mais doit être associé à des pratiques sociales et politiques. La réflexion sur ce qui fait la ville ouvre donc de nouvelles façons d’aborder le paysage urbain du Rhin supérieur, sans se limiter à la Décapole ou à la question de la centralité politique ou économique et en distinguant les localités qui ont les murs mais rien d’autres (les Minderstädte) de celles qui sont entièrement villes.
Le caractère diffus de l’urbanité, tant par sa présence dense dans l’espace étudié, notée déjà par Sebastian Münster dans sa »Cosmographie«, que par le fait qu’elle concerne tout le paysage social, rend le phénomène difficile à cartographier de façon complète, fine et satisfaisante. L’ouvrage comporte toutefois en annexe une carte des centres de pouvoir politique dans l’Oberrhein vers 1350, extraite de l’»Atlas historique d’Alsace«, que l’on pourra désormais compléter par la consultation de l’»Atlas historique du Rhin supérieur/Der Oberrhein: ein historischer Atlas1.
Que la ville soit définie avant tout par la présence d’acteurs capables de négocier pour faire émerger un espace politique propre entraine un autre critère: la pratique de l’écrit pour affirmer les droits obtenus et pour les conserver. La maîtrise de l’écrit, sa conservation, la capacité scripturaire de la commune sont donc des éléments essentiels de la définition de la ville pour les médiévaux – qui rappellent l’importance de l’écrit – que pour G. Zeilinger qui analyse un »processus de densification communicatif« en et hors les murs, et la conscience de soi de la commune, de la ville et de son urbanité. La question de »comment une ville apprend à écrire« est posée, mais cette littéracie n’est pas analysée ici dans une perspective d’histoire culturelle et intellectuelle, mais comme indice d’urbanité, que l’auteur définit en conclusion comme la diffusion et la densification de pratiques juridiques, administratives et scripturaires, dont les cours et couvents perdent le monopole.
C’est bien l’urbanité qui est définie: l’ouvrage de Gabriel Zeilinger questionne aussi bien la ville que l’urbain, et reprend ainsi des distinctions posées par les géographes français contemporains, et mises à l’œuvre pour la période médiévale dans les travaux d’Hélène Noizet. Mais là où cette dernière a analysé la coexistence en ville d’urbain et de non urbain, le premier analyse la qualité »urbain« en fonction des représentations et des pratiques des acteurs, laissant de côté la forme de la ville.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Morwenna Coquelin, Rezension von/compte rendu de: Gabriel Zeilinger, Verhandelte Stadt. Herrschaft und Gemeinde in der frühen Urbanisierung des Oberelsass vom 12. bis 14. Jahrhundert, Ostfildern (Jan Thorbecke Verlag) 2018, 272 S., 1 Kt. (Mittelalter-Forschungen, 60), ISBN 978-3-7995-4380-4, EUR 40,00., in: Francia-Recensio 2020/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71493