Paru en 2018, à l’occasion des commémorations de la fin de la Grande Guerre, cet ouvrage reprend trois articles rédigés par le philosophe Ernst Bloch exactement un siècle plus tôt, durant l’été 1918, depuis son exil suisse, et constitue un témoignage de première main sur les prises de position d’intellectuels pacifistes allemands à un moment charnière de l’histoire de l’Europe. Témoignage passionnant et édifiant, qui non seulement reflète la diversité des positions pacifistes (Quel type de paix soutenir? Quelle responsabilité attribuer à l’Allemagne dans le déclenchement et la conduite de la guerre? Quels changements politiques et institutionnels attendre de la paix?), mais qui met aussi en évidence l’hétérogénéité du mouvement socialiste, lequel, confronté à la révolution bolchévique et à sa possible extension en Europe, se déchire entre des interprétations du marxisme contradictoires et des projets de transformation de la société inconciliables.

L’ouvrage est paru aux éditions de la Maison des sciences de l’homme, dans la série »Philia« de la collection »Bibliothèque allemande« et enrichit d’un nouveau titre la galerie de portraits intellectuels que dessine la série avec des publications de textes souvent peu connus ou oubliés de penseurs majeurs de la première moitié du XXe siècle: Walter Benjamin, Theodor W. Adorno, Siegfried Kracauer, Max Scheler ou encore Carl Schmitt. À cet égard, le présent ouvrage, outre son apport à l’histoire des mouvements pacifiste et socialiste, est une contribution à la riche histoire des intellectuels de la république de Weimar et permet d’éclairer le parcours singulier d’Ernst Bloch, un philosophe relativement peu commenté en France, si l’on excepte les travaux importants d’Arno Münster.

Le travail d’édition et de traduction a été réalisé par Lucien Pelletier, professeur de philosophie à l’université de Sudbury, au Canada, spécialiste de philosophie allemande, et notamment de la tradition marxiste. On lui doit diverses traductions d’Ernst Bloch, également parues dans la série »Philia«1. La présentation générale et les notes rédigées par L. Pelletier sont précieuses et permettent de bien situer dans le temps historique et dans l’évolution intellectuelle de Bloch les trois textes du recueil. La traduction est précise et élégante et rend la lecture fluide.

Le titre de l’ouvrage »La lutte, pas la guerre« est le même que celui d’un recueil de textes de Bloch publié en Allemagne et en version originale en 1985 et qui lui-même reprend le titre d’un article de Bloch2. »La lutte, pas la guerre« est en fait le leitmotiv qui circule à travers les trois articles présentés ici: une lutte contre le militarisme prussien, jugé principal responsable, avec l’autocratie austro-hongroise, de l’embrasement européen. »La Prusse, c’est la guerre« (p. 16), martèle Bloch, une Prusse dirigée par la caste des »hobereaux«, contre laquelle Bloch n’a pas de mots assez durs, une caste dotée d’une mentalité autoritaire et réactionnaire et dont les visées annexionnistes trahissent la nature de la guerre menée par l’Allemagne: non pas défensive, mais bien offensive.

Bloch prend bien soin de distinguer au passage la Prusse du reste de l’Allemagne, et surtout les dirigeants prussiens du peuple allemand, paysans, soldats, ouvriers. Ainsi, la paix à venir ne doit pas être une paix de compromis qui autoriserait un statu quo politique. Elle doit permettre l’établissement d’un régime véritablement démocratique, sans lequel il n’y aura pas de paix durable possible et sans lequel l’Allemagne restera éternellement au ban des nations. Elle doit permettre la »résurrection de l’Allemagne véritable« (p. 15–16).

Bloch rédige ses articles entre juin et septembre 1918: au début de l’été, la situation militaire est encore indécise mais il ne fait guère de doute que la victoire de l’Entente se profile grâce à l’entrée en guerre des Etats-Unis un an plus tôt. Dans ses textes, Bloch exprime son admiration pour Wilson et pour son pacifisme démocratique, qui représente selon lui une étape nécessaire vers l’avènement du socialisme. Le président américain apparaît comme un homme providentiel et les développements que Bloch lui consacre ne sont pas les passages les moins intéressants de ses articles. Wilson incarne pour lui, comme pour beaucoup d’observateurs démocrates de l’époque, un immense espoir de changement, à la fois sur le plan intérieur et sur le plan des relations internationales. Bloch intègre ce moment Wilson à sa philosophie de l’histoire et donne ce faisant à son socialisme une dimension mystique et messianique: dans une lettre citée par L. Pelletier, Bloch va jusqu’à comparer Wilson au Christ. Son adhésion sans réserve à la démocratie chrétienne telle qu’incarnée par Wilson l’éloigne inévitablement des théories socialistes dominantes.

Pour Bloch, les grands idéaux de la démocratie libérale ne doivent pas être sacrifiés sur l’autel d’une lecture strictement économiste de l’Histoire, comme le fait le marxisme orthodoxe. Bloch soutient certes le projet révolutionnaire, mais ce doit être avant tout une révolution morale et culturelle, une révolution des mentalités, et les mentalités ne sont pas seulement le produit de rapports de production injustes. Les idées ont leur autonomie propre: c’est, encore une fois, la mentalité militariste prussienne qu’il faut combattre; et c’est la liberté et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qu’il faut soutenir. Pour Bloch, »la guerre est étrangère au capital« (p. 67), et celle qu’il a sous les yeux n’est pas une guerre impérialiste au service d’intérêts économiques et financiers, mais bien une guerre entre systèmes de valeurs, libérales d’un côté, autoritaires et réactionnaires de l’autre. Impossible de mettre sur le même plan l’Entente et les Empires centraux, Wilson et Ludendorff, comme le font les apôtres de la révolution russe.

Ce n’est là qu’un aperçu des réflexions très riches que mène Ernst Bloch à travers ses trois articles et il faut se féliciter de leur publication en français qui permettra à un cercle plus large d’historiens et de philosophes d’enrichir leur compréhension des discussions théoriques qui ont alors lieu au sein des mouvements pacifiste et socialiste.

1 Ernst Bloch, Études critiques sur Rickert et le problème de la théorie moderne de la connaissance, traduction, introduction et notes par Lucien Pelletier, Paris, Laval, 2010; Mémorial pour Else Bloch-von Stritzky, traduction, introduction et notes par Lucien Pelletier, Paris 2012.
2 Id., Kampf, nicht Krieg, Politische Schriften 1917–1919, éd. par M. Korol, Francfort/M. 1985.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Alexandre Dupeyrix, Rezension von/compte rendu de: Ernst Bloch, La lutte, pas la guerre. Écrits pacifistes radicaux (1918). Traduction de l’allemand et présentation par Lucien Pelletier, Paris (Éditions de la Maison des sciences de l’homme) 2018, 170 p. (Bibliothèque allemande. Série Philia), ISBN 978-2-7351-2431-2, EUR 23,00., in: Francia-Recensio 2020/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71623