Lire sous l’Occupation s’entend comme un paradoxe. Jacques Cantier, professeur d’histoire contemporaine à l’université Toulouse-Jean Jaurès, reprend à son compte les questionnements pionniers de Charlotte Beradt, »Das Dritte Reich des Traums« (Munich 1966)1, ou ceux de Laure Guilbert, »Danser avec le Troisième Reich« (2000)2 en mettant en parallèle un acte relevant de l’insouciance, du temps libre, avec une politique d’Occupation confinant au souci permanent de sa propre condition et d’une accélération du temps. L’ouvrage s’intègre dans une historiographie de la lecture jusque-là dépossédée d’un véritable travail de synthèse sur la question et vient combler un »angle mort«.

La force de l’étude réside dans la variété des sources, visible au solide appareil critique: archives publiques (dossiers d’épurations, archives administratives), critiques littéraires, notes de lectures mais aussi écrits du for privé (journaux, correspondances d’écrivains et autres carnets de guerres).

L’auteur fait le choix (assumé) d’inscrire son travail dans le temps long des pratiques de lecture de la IIIe République. L’ouverture des campagnes, l’alphabétisation de la France et la multiplication des sources imprimées sont autant d’outils lui permettant de s’installer et de devenir un véritable projet pédagogique républicain. Il rappelle aussi la spécificité française d’une nation littéraire: constitution de bibliothèques idéales, patrie des prix littéraires, naissance de l’exercice de la critique.

Dans une première partie intitulée »L’ordre des livres dans le désordre des temps«, Jacques Cantier analyse le rapport au livre en temps de guerre. Dans la continuité des travaux de Nicolas Beaupré sur la censure en 1914–19183, l’auteur décortique la surveillance de la littérature défaitiste et la nécessité de maintenir une vie du livre en temps de guerre, autour des notions de traditionalisme et des valeurs comme l’ordre moral ou la famille, valeurs refuges du temps de guerre. La lecture revêt soudain de nouveaux usages: l’évasion et la quête de sens d’une lecture à l’arrière, la gestion des contraintes d’une lecture au front.

La défaite de 1940 aurait pu sceller le sort d’une telle étude. Les mots de Claude Mauriac en mai 1940 sont là pour le rappeler: »Se préoccuper de la France, et non plus des poètes«. Et pourtant. La débâcle de mai 1940 pose la question de la gestion du manque et de l’absence, dont le livre fait partie intégrante: destruction de bibliothèques (1200 manuscrits détruits à Tours), bibliothèques personnelles abandonnées durant l’exode.

Durant la France occupée, la vie du livre est soumise à la Propaganda-Abteilung et aux réseaux de censure d’Otto Abetz, figure bien connue de l’Occupation, à Paris notamment. Les listes d’interdictions de parution et d’édition fleurissent (la liste Bernhardt, rapidement renforcée par la liste Otto, censurant près de 280 ouvrages). Face à cette machine administrative implacable, la lecture devient orientée, devant la question de la survie de maisons d’éditions devant demander »conseils« auprès de l’occupant sur la nature de leurs publications et sur l’élaboration de leur catalogue.

L’auteur s’intéresse également à la place du livre sous Vichy et sur son rôle dans la diffusion de la »Révolution nationale«. La figure de Paul Marion, en censeur du régime, intrigue. Tantôt punitif, tantôt diffuseur d’idées pro-vichystes, il encadre la profession éditoriale et organise une nouvelle école de la lecture, non sans fracas des acquis de la IIIe République. Dans une opposition de styles, de valeurs et d’idées, la réforme Carcopino vient effacer les acquis du ministère Jean Zay et du Front populaire. Le retour de Pierre Laval aux affaires vient également restreindre un peu plus le lien entre la lecture et les Français, autour du rationnement du papier notamment.

Dans une seconde partie nommée »A la recherche du lecteur des années noires«, Jacques Cantier tente la difficile tâche de dresser une typologie du lecteur de la France occupée. L’auteur constate que la soif de lectures est toujours là, autour des ouvrages d’histoire immédiate, des romans policiers, des récits de voyages mais aussi d’une vitalité de la littérature pour enfants. Le lancement de la collection »Que sais-je?« aux Presses universitaires de France (PUF) en 1941 témoigne de ce dynamisme toujours actif. Enfin, il semblerait qu’aucun individu n’échappe à la lecture, y compris dans les situations extrêmes que la guerre, l’Occupation et la France de Vichy convoquent. La constitution de bibliothèques dans les stalags (près de trois millions de livres envoyés par la Croix-Rouge française notamment), mais aussi l’envoi d’ouvrages par La Cimade dans les camps d’internements renforcent cette impression, certainement en trompe-l’œil, d’une omniprésence de la lecture.

De plus, le maintien des liens de sociabilité au sein de l’intelligentsia et les échanges de livres, comme de conseils de lectures, entre des figures déjà reconnues comme Martin du Gard, Pierre Drieu la Rochelle, André Gide, Louis Aragon ou Paul Éluard, assure la survie des pratiques héritées de la IIIe République. Le panorama des revues littéraires, entre disparitions provoquées par l’occupant et résurgence d’une presse collaborationniste, offre également une impression de miroir des temps et des sentiments au prisme de la lecture de chacun. Enfin, l’auteur interroge les formes de la lecture clandestine, envisageant les pratiques de lecture résistante et ouvrant un champ des possibles pour une historiographie en devenir.

En guise d’épilogue, lire sous l’épuration se profile. Le processus d’épuration éditoriale fut en marche, parallèlement à la mise en action de l’épuration judiciaire et administrative, plaçant des administrateurs provisoires à la tête des maisons mises en cause: Denoël, Grasset, Sorlot ou encore Mercure de France. Les écrivains deviennent également des cibles. Au-delà de la figure récurrente de Brasillach, l’auteur met savamment en évidence la liste des 158 noms compromis.

Le principal écueil de l’œuvre de Jacques Cantier réside dans le titre lui-même: »Lire sous l’Occupation«. Au final, près du quart de l’ouvrage ne couvre pas ladite période mais fait office de long prologue sur la situation et l’état de la lecture dans la France du second XIXe siècle jusqu’aux »années noires«. De plus, les allers-retours entre la zone occupée et la France de Vichy peuvent dérouter le lecteur sur la nature réelle de l’étude: monographie de la lecture en France occupée ou synthèse globale des »années noires«? Au-delà de cette faiblesse rapidement oubliée par la qualité de l’écriture, le travail de Jacques Cantier semble dorénavant faire autorité dans le champ laissé jusque-là en friche de la sociologie historique de la lecture.

1 Voir aussi: Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich. Préface de Martine Leibovici. Postfaces de Reinhart Koselleck et de François Gantheret. Traduit de l’allemand par Pierre Saint-Germain, Paris 2002 (Critique de la politique).
2 Laure Guilbert, Danser avec le IIIe Reich. Les danseurs modernes sous le nazisme, Bruxelles 2000 (Histoire culturelle. Librairie de la danse).
3 Nicolas Beaupré, Écrire en guerre, écrire la guerre. Préface d’Annette Becker, Paris 2006 (CNRS Histoire).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Frédéric Sallée, Rezension von/compte rendu de: Jacques Cantier, Lire sous l’Occupation. Livres, lecteurs, lectures, 1939–1944, Paris (CNRS Éditions) 2019, 381 p. (Seconde Guerre mondiale), ISBN 978-2-271-09332-5, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2020/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71631