Par son livre »La Mémoire spoliée« paru chez Payot dès 2007, Sophie Cœuré avait révélé une histoire méconnue en dehors du milieu des archivistes et des diplomates, celle de la double spoliation d’archives publiques et privées françaises d’abord par l’occupant nazi en 1940 puis par les soviétiques en 1945. S. Cœuré y montrait quelles avaient été les motivations des responsables allemands dans le choix de s’approprier des documents conservés dans les institutions gouvernementales et patrimoniales mais aussi chez des particuliers: quête d’informations militaires, recherche d’une documentation sur la germanité (chartes médiévales par exemple), saisies d’archives »ennemies« (intellectuels, syndicats, organisations) ou de sources policières (archives de la Préfecture de police à Paris).

La révélation de l’existence des fonds de Moscou allait produire dans la décennie suivante un effet considérable: dans la lignée de ces travaux, une histoire mondiale des archives jusqu’alors très silencieuse entre véritablement dans l’historiographie; les archives ne sont plus seulement une source mais deviennent un objet historique au croisement d’enjeux politiques, sociaux et mémoriels variant suivant les contextes comme l’a montré Yann Potin. Une autre histoire fut ainsi entreprise, celle des gestes d’archivage, de classement, de maniement et de destruction des archives dont témoigna largement l’exposition aux Archives nationales en mai 2017 intitulée »Une expérience du chaos. Destructions, spoliations, sauvetages d’archives (1789–1945)«1.

Si donc le retour progressif, à force de négociations et d’échanges diplomatiques que rapporte en ouverture du volume Monique de Nomazy, a fait émerger cette histoire, le rapatriement des cartons spoliés a constitué au cours des années 1990–2000 un autre événement, celui-là beaucoup plus éclaté, morcelé au sein d’institutions et de champs de recherches très divers qu’ils couvrent. Soudain le Service historique de la Défense, la Préfecture de police, la Ligue des droits de l’homme, le Grand Orient de France, les ayants-droit de Cécile Brunschvicg ont vu arriver des documents manquants dont ils avaient, dans la majorité des cas, une connaissance presque nulle. Soudain des ensembles très conséquents de l’histoire du premier vingtième siècle surgissaient alors même que cette histoire avait déjà été écrite. L’objet de cet ouvrage collectif est ainsi de faire un premier bilan de ces revisites. L’événement n’est pas anodin; l’histoire s’écrit collectivement au fur et à mesure de la communicabilité des archives: s’il arrive que des documents remontent après-coup, c’est exceptionnel; or, avec le retour des »fonds de Moscou«, l’exceptionnel fut la règle. Il faut se représenter cette longue caravane de dizaines de camions pleins d’archives qui arriva de l’Est en plusieurs convois.

Cette restitution eut une première conséquence: elle obligea s’agissant des archives privées mais aussi publiques à chaque ayant-droit ou producteur de penser »ses archives« et leur avenir. L’exemple développé par Emmanuel Naquet de la Ligue des droits de l’Homme est significatif: l’association versa immédiatement ses archives à la Contemporaine (ex-BDIC de Nanterre). Le Grand Orient de France préféra comme d’autres devenir le nouveau conservateur de ses archives spoliées, tandis que la Préfecture de police poursuivit sa politique de distinction et garda en son sein ses documents retrouvés. L’ouvrage est dans cette perspective un instructif catalogue des »offres« d’archivages aujourd’hui: des archives publiques distinctes des Archives nationales (Service historique de la Défense à Vincennes, Centre des archives diplomatiques à La Courneuve), des universités (le fonds Archives du féminisme à Angers, La Contemporaine à Nanterre) et des lieux associatifs ou de particuliers. Il n’est pas sûr qu’une telle dispersion se serait produite si les »fonds de Moscou« étaient revenus au début des années 1980. Les archives ont aussi une histoire contemporaine. Bien qu’appartenant au premier vingtième siècle, ces archives s’inscrivent désormais dans le premier vingt-unième siècle.

L’autre principal résultat de cette recherche collective pourra apparaître décevant: c’est, semble t-il, le faible bénéfice de connaissances dont ces milliers de documents spoliés sont les porteurs au regard de ce que l’histoire contemporaine avait déjà produit tandis qu’ils étaient encore à Moscou. En d’autres termes, ces archives modulent, tempèrent mais ne corrigent que très rarement le récit historique établi sans elles. D’abord parce que, d’une part, pour certaines pièces restituées on disposait de copies, d’autre part, des chercheurs étaient allés à Moscou consulter les fonds incriminés, et enfin parce que l’histoire s’écrit sans cesse avec des manques à l’image de l’histoire médiévale qui ne dispose pas de la même profusion de sources.

On soulignera cependant que l’apport de ces archives est sans doute d’une autre nature. Il permet d’épaissir notre récit du passé, de donner chair à certaines de ses figures: le cas de Cécile Brunschvicq analysé par Cécile Formaglio est éclairant sur la manière dont la militante du Conseil national des femmes françaises organisa elle-même l’archivage de ses propres papiers et fut aussi actrice de la mémoire des féminismes en s’enthousiasmant pour la création de la Bibliothèque Marguerite Durand en 1931. Ces archives absentes ont aussi offert à l’historiographie contemporaine d’adhérer à certaines injonctions mémorielles contemporaines.

Dans une riche contribution, Claude d’Arzac-Epezy éclaire de belles manières non pas tant l’histoire des services spéciaux de Vichy mais le récit »résistancialiste« de leur activité qui en fut fait depuis l’après-guerre. L’auteur n’assène pas une »sacrée vérité« mais montre plutôt comment un autre récit produit avec ces archives, – montrant que les services spéciaux de Vichy n’eurent pas comme seule cible l’espionnage allemand mais les »gaullistes« et »communistes« en forte proportion –, ne parvint pas à s’imposer ni même à infléchir le précédent, celui produit avec la parole des témoins.

Enfin, l’ouvrage esquisse les histoires possibles que ces »fonds de Moscou« vont permettre d’écrire dans l’avenir et c’est sans doute là le plus stimulant: listant les chantiers en cours, dans la contribution de Jean Vitreux à propos des archives de la Sûreté, on voit poindre une histoire renouvelée des années 1930 notamment, une histoire riche des nouveaux éléments du questionnaire historien.

1 Gilles Désiré dit Gosset (dir.), Une expérience du chaos. Destructions, spoliations et sauvetages d’archives. 1789–1945 [exposition Paris, Archives nationales, Hôtel de Soubise, 17 mai–18 septembre 2017]. Catalogue par Yann Potin, Isabelle Chave, Sophie Cœuré. Préface de Françoise Banat-Berger. Avant-propos de Gilles Désiré, Rennes 2017.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Philippe Artières, Rezension von/compte rendu de: Bertrand Fonck, Hélène Servant, Sophie Cœuré (dir.), Les »fonds de Moscou«. Regards sur les archives rapatriées de Russie et les saisies de la Seconde Guerre mondiale. Volume publié à la suite d’une journée d’étude organisée à Vincennes par le Service historique de la Défense le 8 novembre 2016, »Les archives rapatriées de Russie: traitement, exploitation, valorisation«, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2019, 235 p. (Histoire), ISBN 978-2-7535-7729-9, EUR 22,00., in: Francia-Recensio 2020/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71639