»La cathédrale de Reims vous accueille avec le sourire de son ange. L’ange du sourire, par une délicate attention de la Providence, a bravé toutes les destructions«. C’est avec ces mots que l’archevêque de Reims, Mgr Marty, accueillit le 8 juillet 1962 le général De Gaulle et le chancelier Adenauer venus »sceller la réconciliation entre la France et l’Allemagne«. Et c’est cette histoire de la cathédrale de Reims, de sa destruction par les Allemands en septembre 1914 au symbole de la »réconciliation« bilatérale qu’elle reste aujourd’hui, que Thomas W. Gaehtgens brosse magistralement dans son ouvrage »Reims on Fire. War and Reconciliation between France and Germany« – entretemps paru en français et en allemand. Qui mieux que cet historien d’art de renommée internationale, l’une des grandes figures de la médiation intellectuelle franco-allemande – fondateur du Centre allemand d’histoire de l’art à Paris, ancien membre du Collège de France et lauréat du Grand prix de la francophonie de l’Académie française en 2009 – pouvait s’atteler à un tel sujet?
C’est sa connaissance intime des relations franco-allemandes et la fascination pour les conséquences, des deux côtés du Rhin, du bombardement de la cathédrale en septembre 1914 qui l’ont conduit à chercher les réponses à la question cruciale: Comment deux pays et deux sociétés ayant eu depuis des siècles, et malgré les confrontations, des échanges culturels si denses ainsi que du respect mutuel ont-ils pu sombrer dans la barbarie? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de réactions communes pour dénoncer les destructions infligées à la cathédrale par l’armée allemande? Pourquoi est-ce précisément sur la question du »crime« commis à Reims que les intellectuels des deux pays se sont lancés dans une campagne haineuse brisant définitivement tous les liens qui les reliaient?
Le centenaire de la Grande Guerre a été le prétexte pour entreprendre cette recherche. Thomas W. Gaehtgens structure son ouvrage autour de sept chapitres: le premier est consacré aux deux bombardements de la cathédrale et le suivant à l’immense polémique qui s’en est immédiatement suivi: était-ce un acte délibéré de »barbarie« – un »assassinat« – pour atteindre le cœur de la culture française? Car la cathédrale est le symbole de la France, associé au sacre des rois, que la République s’est engagée à préserver malgré la séparation de l’Église et de l’État.
Ou bien était-ce la conséquence malheureuse d’une prétendue nécessité militaire, la partie allemande dénonçant sans cesse la présence d’observateurs français sur la tour nord de la cathédrale? Cette thèse est vraisemblable, mais les documents ne permettent pas de tirer l’affaire complètement au clair. C’est d’ailleurs de peu d’importance, comme le souligne Gaehtgens qui a la prudence de ne pas rouvrir d’inutiles débats. Il rassemble cependant suffisamment d’éléments pour ébranler la thèse d’un crime »civilisationnel« perpétré de manière délibérée contre le joyau de la culture française.
L’essentiel est ailleurs. L’irréparable a été commis et c’est le mécanisme qui s’enclenche alors qui intéresse l’auteur. Car au-delà des dégâts matériels – et l’on est loin d’une destruction totale – la cathédrale se retrouve au cœur d’une guerre médiatique internationale sans merci que l’Allemagne perd totalement.
C’est un tournant majeur de la guerre de propagande par l’instrumentalisation de l’émotion. La fabrication et la diffusion d’images souvent falsifiées (photos, cartes postales, presse …) de la cathédrale en flammes posent les termes du débat bien connu, et si limpidement exposé ici, entre la »civilisation« universelle, prônée par la France dans la lignée des idéaux de la Révolution et la »Kultur« allemande ancrée dans les spécificités d’une langue, d’une terre et d’un peuple. Aux protestations des intellectuels français dénonçant le crime contre la civilisation et le naufrage de l’Allemagne dans la barbarie (il est vrai que Reims s’ajoute à Louvain!), les Allemands, blessés au cœur par cette accusation, répondent par le manifeste »An die Kulturwelt!«. 93 intellectuels donnent leur appui inconditionnel au pouvoir politique et militaire du Reich. Comme le relève l’auteur: au lieu de dénoncer le caractère insensé de la guerre, ils ont sombré, à quelques exceptions près (Romain Rolland, Albert Einstein), dans l’ivresse nationaliste.
L’auteur relève que les opinions particulières pouvaient être plus nuancées et que l’image de l’Allemagne en France n’était pas monolithique. Il fait référence à la conception des deux Allemagnes, celle des poètes d’une part et du »militarisme prussien« de l’autre. Mais les théories duales de l’Allemagne ont été multiples opposant non seulement l’intellectuel et le militaire, mais aussi la morale universelle de Kant et le nationalisme de Fichte, l’Allemagne du Sud et la Prusse, les Allemagnes catholique et luthérienne… Et la lectrice s’interroge: le bombardement de la cathédrale de Reims est-il unanimement justifié dans toute l’Allemagne ou bien est-il possible de repérer des accents différents dans la presse catholique et protestante, dans l’Allemagne du Sud-Ouest et dans les terres prussiennes?
La destruction de la cathédrale de Reims soulève une émotion inouïe, car elle ravive un débat passionné sur le gothique, remontant au début du XIXe siècle – mais un débat intellectuel, par conséquent limité socialement. Il aurait été intéressant d’estimer l’impact réel de cette controverse dans chacune des deux sociétés. Pour les Français, il est l’expression du »génie national«, pour les Allemands, c’est l’Allemagne qui a su si ce n’est l’inventer (Goethe), tout au moins le porter à son acmé (Worringer). Le gothique serait dès lors le symbole de la »race nordique«, emblématique de l’enracinement naturel de »l’âme germanique« (la fameuse forêt…), de l’élan vital et de la passion, contre l’art classique de l’harmonie, de la rationalité et de la mesure, abandonné à l’Europe du Sud.
Mais la querelle sur l’invention et la perfection de l’art gothique (chap. 3 et 4) que traduit la joute entre Émile Mâle et Wilhelm Worringer ne change rien à l’affaire. L’habile propagande française, qui a su gagner à sa cause les Américains et bien d’autres encore, contraint la partie allemande à réagir. C’est l’origine du Kunstschutz – la protection du patrimoine culturel et artistique en temps de guerre, que le Kaiser confie au professeur d’histoire de l’art de Bonn Paul Clemen (chap. 5). Et cette institution qui arrive trop tard et trop timidement pour sauver l’image et l’honneur de l’Allemagne, jouerait un rôle important lors de la Seconde Guerre mondiale pour épargner tant Reims que Paris.
Le chapitre 6 traite évidemment de la question fondamentale de l’immédiat après-guerre: faut-il garder la ruine de la cathédrale en témoignage de la »barbarie« allemande ou reconstruire le cœur de la chrétienté? La préservation de la ruine ne montrerait-elle pas à quel point le »vainqueur« est en fait largement un »vaincu« portant toujours les stigmates de la destruction? Les partisans de la reconstruction s’imposent, bénéficiant de dons américains colossaux. Ainsi, au terme d’immenses travaux, la cathédrale de Reims restaurée est inaugurée très solennellement le 10 juillet 1938. De l’Allemagne menaçante et dictatoriale, désormais conduite par Hitler, nulle mention n’est faite lors des festivités. Deux ans plus tard, les forces allemandes sont à nouveau à Reims.
Pour achever son récit sur une touche résolument optimiste, caractéristique de son propre parcours franco-allemand, Thomas W. Gaehtgens consacre le dernier chapitre à la cathédrale comme lieu de mémoire de la réconciliation et de l’amitié franco-allemande. Il rappelle que le moment rémois n’est qu’une étape dans un processus dans lequel sont engagés non seulement les dirigeants mais aussi les sociétés. Pour De Gaulle et Adenauer la visite à Reims n’est pas – contrairement à ce qu’ils affirmeront ultérieurement – un acte officiel de réconciliation, mais un test pour sonder les dispositions mentales de la population française à l’égard du rapprochement. La messe dans la cathédrale est une magistrale orchestration symbolique – précisément parce que l’histoire de la cathédrale est marquée à jamais par le »martyre« de 1914.
C’est la cathédrale jadis outragée mais relevée qui devient l’actrice principale de la réconciliation franco-allemande. Cela n’échappe à aucun des contemporains français comme allemands. Contrairement à ce que dit Mgr Marty, l’ange au sourire a été gravement endommagé en septembre 1914. Mais en minorant l’ampleur de la destruction, l’archevêque de Reims souligne l’indestructibilité de l’édifice chrétien. On pourrait encore ajouter que toute l’étape rémoise est placée sous la protection de l’ange: son sourire orne le menu du diner offert à la sous-préfecture de Reims en l’honneur d’Adenauer le 7 juillet et le service de verres à champagne offerts au chancelier est gravé à son effigie.
L’auteur ne manque pas de souligner combien Reims est régulièrement mobilisé par la grande dramaturgie franco-allemande: commémoration du cinquantième anniversaire de la célèbre messe le 8 juillet 2012 ou centième anniversaire de la Grande Guerre avec la pose de vitraux conçus par l’artiste allemand Imi Knoebel dans les fenêtres du déambulatoire en mai 2015. Par leurs formes et leurs couleurs, ils font référence à la tragédie de l’automne 1914. Et Frank-Walter Steinmeier, alors ministre des Affaires étrangères, s’est arrêté dans son discours sur cette »nouvelle pièce de l’amitié franco-allemande [qui prend] place dans cette cathédrale«. Il convient cependant de rappeler que le rapprochement de l’après Seconde Guerre mondiale a été précédé de diverses autres tentatives dans les années 1920, émanant tant des milieux confessionnels qu’intellectuels ou politiques. Il resterait à savoir si (et comment) le drame de la cathédrale de Reims a été abordé ou non lors de »l’embellie locarnienne«. Autrement dit le récit de 1962 est-il totalement novateur? Est-ce la première fois que Français et Allemands peuvent aborder ensemble et dépasser le traumatisme de 1914? La place de Reims dans une plus longue histoire de la réconciliation resterait encore à éclaircir.
C’est le propre des ouvrages riches que de susciter de nouvelles questions, et il nous reste à remercier l’auteur pour cet essai magistral sur la force symbolique de la cathédrale. Il s’appuie non seulement sur la presse et diverses publications ou expertises de l’époque, françaises, allemandes et tierces, mais aussi sur une belle collection de documents iconographiques dont une petite centaine est ici soigneusement reproduite. Cet ouvrage est en fait la biographie d’un monument qui incarne l’histoire de la nation. Car la sensibilité de l’époque conduisait à accorder bien plus d’importance à l’art comme expression d’une culture et patrimoine mondial de l’humanité qu’aux êtres humains eux-mêmes. Et c’est un très beau monument historiographique que Thomas Gaehtgens offre à ses lecteurs et lectrices.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Corine Defrance, Rezension von/compte rendu de: Thomas W. Gaehtgens, Reims on Fire. War and Reconciliation between France and Germany. Translated by David Dollenmayer, Los Angeles (Getty Publications) 2018, 286 p., 88 fig., ISBN 978-1-60606-570-9, USD 55,00., in: Francia-Recensio 2020/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71640