L’essai d’Albrecht Koschorke, professeur de littérature à l’université de Constance, sur la postérité de »Mein Kampf« s’inscrit autant dans une réflexion sur le passé que sur le temps présent, et démontre que les enjeux de mémoire sont encore et toujours d’actualité. Au journaliste Thomas Wieder, qui constatait l’intérêt renouvelé pour les mécanismes sociologiques et psychologiques susceptibles de conduire des hommes ordinaires à basculer dans la barbarie, l’historien Jens-Christian Wagner, directeur des mémoriaux du land de Basse-Saxe, déclarait ainsi: »Il est évidemment essentiel de leur rendre hommage [aux victimes, LC], mais il est plus facile de pleurer les victimes que de s’interroger sur la fabrique des bourreaux« (»Le Monde« du 28 janvier 2020). C’est une telle démarche qu’adopte l’auteur, celle qui le conduit à porter un regard »médiologique« sur »Mein Kampf«, considéré comme un dispositif véhiculant une idéologie, non pas pour déconstruire cette idéologie, mais pour tenter de comprendre comment des millions de personnes sont passées de la lecture au »combat«.

Dans sa préface à l’édition française, Christophe Lucchese, le traducteur de »Manipuler et stigmatiser«, souligne que, même après 1945, le livre d’Hitler conserve un pouvoir de fascination intact dans plusieurs pays, comme la Turquie, l’Égypte ou l’Inde. Parmi les exemples plus récents, Lucchese évoque la première réédition allemande d’après-guerre, en janvier 2016, dûment annotée par les chercheurs de l’Institut für Zeitgeschichte à Munich, et ajoute: »Un an et 85 000 exemplaires écoulés à soixante euros pièce plus tard, Fayard […] annonce son intention de republier l’ouvrage«, une parution finalement reportée à l’année 2020, en raison de la controverse qu’a provoquée cette annonce.

Partant donc du constat d’un intérêt qui ne faiblit pas, mis en relation avec le grand nombre de »livres de dictateurs« comme d’actions fanatiques partout dans le monde, Albrecht Koschorke focalise son attention sur la question du passage à l’acte: quand, comment, et qui, passe de la théorie à la pratique, de la lecture de ce qui peut passer pour de simples déclarations d’intention à leur mise œuvre? Sa réflexion n’est donc pas centrée sur le contenu du discours, mais sur son efficacité, sur la manière dont il agit sur le lecteur et l’incite à passer lui-même à l’action, à se joindre au »combat«. À ce propos, l’auteur note que la première traduction française autorisée par Hitler (après celle de 1934 parue aux éditions Fernand Sorlot sous le titre »Mon Combat«, mais qui n’avait pas été autorisée), édition publiée par Arthème Fayard en 1938, avait pour titre »Ma Doctrine« et non »Mon Combat«. Il s’agissait alors, l’année de la conférence de Munich »pour sauver la paix«, de masquer, face à un public français, l’appel pressant à prendre une revanche, après la défaite infligée à l’Allemagne, deux décennies auparavant.

Pour répondre à la question lancinante »D’où peut bien venir la fascination pour le factum d’Hitler? […] Quels désirs satisfait-il?«, et comment se sont propagées ses idées-forces, Koschorke entreprend, dans un premier temps, de brosser le contexte dans lequel naissent et se diffusent des mythes sociaux, qui finissent par devenir hégémoniques. Il met ici en lumière l’importance de »ceux qui parviennent à donner une forme symbolique à un fatras de faits, de tendances et de conjectures isolés, en leur imprimant une intelligibilité en mesure de s’étendre à des cercles toujours plus larges, pour, à terme, devenir une représentation ›officielle‹ de la société«. S’inscrivant dans un système de référence aux modèles élaborés par Gustave Le Bon, Hannah Arendt, ou Robert Darnton, il attribue ce rôle, désigné ici par le terme de »trigger«, de détonateur, ou déclencheur d’explosions sociales, à »deux groupes professionnels ou milieux […] Le premier groupe est composé de prédicateurs, de serviteurs de l’État à tendance réformatrice, de médecins et autres spécialistes appointés. Le pédagogue du peuple idéologisé en est une figure emblématique. […] Le second groupe est moins bien doté. Il est typiquement composé de publicistes, de littérateurs, d’artistes, de bohèmes besogneux, d’intellectuels intermittents, de drop-outs du système éducatif et autres institutions nationales. Le pamphlétaire en est la figure emblématique«. De tels acteurs capables, dans certaines circonstances, de provoquer l’explosion de sentiments violents, appartiennent typiquement, selon lui, à une »élite précaire«, telle que l’a décrite l’historien Robert Darnton dans son livre »Édition et sédition« (1989/1991) sur les Lumières en France.

Dans le contexte du monde germanique, ces intellectuels précaires qui nourrissent des aspirations élitaires ont joué un rôle central dans l’émergence de »la plus puissante des idéologies européennes des deux derniers siècles«, le nationalisme. Et c’est dans le cadre nationaliste et totalitaire que s’inscrit, selon Albrecht Koschorke, la figure emblématique de l’homme d’État en artiste. En guise d’illustration, il rappelle le parcours et le discours d’»un homme d’origine modeste qui vécut son défaut physique comme un stigmate […], obtint un doctorat en littérature […], s’essaya à la poésie expressionniste tardive, pratiqua fébrilement le journalisme et finit par être promu propagandiste en chef d’un régime de terreur […], Joseph Goebbels«. Ce dernier écrivait, dans son roman »Michael. Ein deutsches Schicksal in Tagebuchblättern«, paru en 1929: »L’homme d’État est aussi un artiste. Pour lui le peuple n’est rien d’autre que ce que la pierre est au sculpteur. Masse et meneur, c’est aussi peu problématique par exemple que couleur et peintre.«

Autre caractéristique, enfin, de ces »figures trigger«: la »liminalité«, une notion développée par l’ethnologue Victor Turner que l’auteur reprend à son compte pour traduire »l’état limite où se trouvent certains groupes ou individus […] qui expérimentent la dissolution transitoire des appartenances statutaires, hiérarchiques et sociales: psychiquement projetées hors de la normalité, elles pénètrent des zones où clairvoyance et démence se distinguent difficilement«.

Dans un deuxième chapitre, intitulé »›Mein Kampf‹ d’Hitler. Idéologie et décision«, c’est avec cette grille de lecture qu’il appréhende les ressorts des haines antisémites, et en distingue principalement trois. Le premier, explique-t-il, est une théorie du complot autour d’un ennemi mortel: en l’occurrence, le Juif. Ce conspirationnisme doit son efficacité à un caractère hermétique, dans la mesure où il renforce la cohésion du groupe, uni contre l’ennemi à abattre. Second élément: la jouissance éprouvée à la lecture de »Mein Kampf«: un »sentiment de triomphe non dissimulé sur les autres – les Rouges, les bourgeois – par l’emploi immodéré de la terreur«. Enfin, non moins exaltant, l’espoir d’une vie nouvelle, riche d’aventures, s’ouvrant soudain devant »les jeunes juristes, ingénieurs sociaux et planificateurs des grands espaces parvenus aux commandes du système nazi […]. Ils virent dans le programme hitlérien un vaste terrain de jeu pour leur propre radicalisme – et des perspectives d’ascensions fulgurantes«.

En résumé, assure l’auteur, si un certain nombre de lecteurs de »Mein Kampf« furent fascinés, et continuent à l’être, c’est parce qu’Hitler utilise »un langage qui ne s’articule pas au monde pour le rendre intelligible, mais se complaît, dans un pur acte verbal, à disposer de l’être et du non-être, de la vie et de la mort«. Et ce »pur acte verbal« se révèle capable de déclencher l’action violente, parce qu’il mobilise fortement les émotions, les passions les plus variées: il parvient notamment à transformer en violence un profond sentiment d’injustice, voire d’humiliation. Le pouvoir sur autrui procurant une véritable »ivresse de soi«, tel serait donc »l’›élément dionysiaque‹, le secret du succès des mouvements fanatiques« et de leur longévité.

Il faut, certes, admettre que les explications générales avancées dans cet essai sont convaincantes, mais souhaitons qu’Albrecht Koschorke, et/ou ses émules, poursuivent leur (en)quête médiologique jusqu’à déchiffrer l’énigme des mécanismes spécifiques d’un livre dont le succès, en effet, ne se dément pas.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Liliane Crips, Rezension von/compte rendu de: Albrecht Koschorke, Manipuler et stigmatiser. Démystifier »Mein Kampf«. Traduit de l’allemand et présenté par Christophe Lucchese, Paris (CNRS Éditions) 2018, 115 p., ISBN 978-2-271-09419-3, EUR 15,00., in: Francia-Recensio 2020/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71649