Dans son étude »Zeit der Unterhändler. Koordinierter Kapitalismus in Deutschland und Frankreich zwischen 1920 und 1950«, le chercheur en histoire politique et économique au Hamburger Institut für Sozialforschung Philipp Müller se confronte à des interprétations largement reconnues de la formation du cadre politico-économique du capitalisme européen après 1945. Il place au centre de son enquête un acteur social de la réforme du capitalisme jusqu’à présent négligé par la recherche historique, à savoir les représentants des organisations patronales, c’est-à-dire les »négociateurs« (Unterhändler).
Se référant aux diagnostics de Karl Polanyi et de Josef Schumpeter, il interprète la délégation de fonctions administratives aux associations patronales sous les régimes autoritaires, notamment le régime national-socialiste et Vichy, comme de nouvelles formes d’encadrement et de stabilisation de la dynamique du marché. Ces mêmes institutions auraient été des conditions nécessaires à la symbiose entre capitalisme et démocratie au sein des sociétés européennes des Trente Glorieuses1. Les représentants d’associations patronales auraient été les acteurs décisifs de la mise en place d’un nouveau rapport entre l’économie privée et l’État, ainsi que de l’établissement d’un marché européen2.
Pour Müller, leurs activités se présentent ainsi sous l’angle d’une histoire des conditions socio-économiques de la démocratie, ce qui différencie son approche d’études récentes qui mettent l’accent sur les continuités autoritaires du techno-corporatisme, des années 1930 aux sociétés d’après-guerre3. L’auteur s’oppose à l’idée que les représentants d’organisations patronales, adeptes d’un libéralisme traditionnel, auraient dû limiter leur liberté entrepreneuriale sous la pression des mobilisations syndicales et de l’action des partis de gauche après 19454. Pour démontrer le rôle actif des négociateurs allemands et français dans la réforme du capitalisme, Müller reconstruit, dans le cadre d’une histoire des idées, leurs débats de 1920 à 1950 ainsi que leurs interactions avec des instances de coordination étatiques.
Fondée sur l’analyse d’écrits de représentants des associations patronales, de comptes rendus de leurs réunions et de dossiers administratifs des associations et des entreprises, l’ouvrage est organisée en cinq chapitres chronologiques. Ils traitent des démocraties d’avant-guerre, en passant par les dictatures, jusqu’aux démocraties d’après-guerre. La démarche d’histoire transnationale choisie par l’auteur se reflète dans la construction des chapitres qui relient les débats et évolutions sur le plan national avec le contexte outre-Rhin.
Partant de biographies professionnelles de représentants patronaux majeurs, comme Henri de Peyerimhoff ou Ludwig Kastel, Müller démontre dans le premier chapitre la formation d’une nouvelle élite de représentants économiques à la fin du XIXe siècle, façonnée par l’éthos et la culture de la haute fonction publique. Ces hommes ne se considéraient plus comme les représentants d’intérêts privés ou de simples »patrons«, mais comme les représentants d’un intérêt général économique. Müller constate que dans ces milieux, le profit individuel aurait perdu de sa crédibilité en tant que mécanisme de régulation économique: au cours des années 1920, on y aurait plaidé pour un système d’ententes industrielles sur le niveau national et européen et pour une rationalisation coordonnée afin de limiter les risques du marché et de réduire les coûts de production dans l’intérêt des consommateurs.
Cette vision d’un intérêt général économique, favorisée par l’imbrication croissante entre la haute administration et l’industrie privée, exigeait la légitimation et l’institutionnalisation de l’influence entrepreneuriale sur la politique économique et ses choix stratégiques. Dans les démocraties de Weimar et de la Troisième République, cette capacité d’intervenir dans la politique économique aurait été refusée aux représentants patronaux. L’attitude antidémocratique des négociateurs a été, selon l’auteur, le résultat de la concurrence entre la souveraineté du peuple, incarnée par les parlementaires, et l’exigence de la part des représentants patronaux de codiriger les affaires politico-économiques, exigence légitimée par leur expertise économique.
Le second chapitre est consacré à la coopération des »négociateurs« allemands et français lors de sommets internationaux à partir de la fin des années 1920, prenant pour objet le combat contre la crise économique et les réparations de guerre. À l’occasion de diverses négociations, des missions de politique étrangère ont été assignées à des représentants patronaux allemands et français qui se côtoyaient dans des organisations franco-allemandes comme le Comité franco-allemand d’information et de documentation et la Commission économique franco-allemande. Ainsi légitimés, ils auraient conjointement mis en avant leur vision d’ententes industrielles franco-allemandes pour pacifier les relations économiques entre les pays et surmonter la crise.
Dans le troisième et le quatrième chapitre, Müller traite principalement de l’intégration des associations économiques allemandes et françaises dans la gestion économique des régimes autoritaires. Dans Allemagne national-socialiste, cette intégration est devenue opérationnelle dans le cadre du programme d’armement déléguant des fonctions de coordination économique à la Reichsgruppe Industrie. En France, discutée d’abord par les négociateurs face au Front populaire, elle s’opérera au sein des comités d’organisation du régime de Vichy. Les représentants patronaux des deux pays auraient reconnu dans cette délégation leurs idées d’un capitalisme coordonné. Dans la partie sur l’Occupation, Müller éclaircit notamment l’imbrication des affaires des négociateurs français et allemands à travers un cas d’étude portant sur la création, en 1941, de la société Francolor dont la majorité des parts étaient détenues par I.G. Farben.
Finalement, dans l’analyse menée dans le dernier chapitre, Müller démontre comment les négociateurs ont été réconciliés avec la démocratie après 1945, principalement par la limitation de la souveraineté du parlement et la délégation de la gestion des affaires politico-économiques aux organisations économiques. Ainsi, en Allemagne de l’Ouest, les alliés ont largement délégué le dégroupage des trusts, notamment de l’industrie chimique allemande sous la forme de l’I.G. Farben, à une commission composée de membres allemands. Leurs représentants patronaux comme Hermann Bücher ont su éviter une trop grande fragmentation de leurs groupes industriels et réaliser leur vision d’un capitalisme coordonné. En France, les comités d’organisation, modifiés mais maintenus après la Libération, et l’intégration de l’organisation patronale dans l’élaboration du plan Monnet, ont satisfait la revendication d’initiative politique des représentants patronaux. En fin de compte, selon Müller le capitalisme coordonné européen surgit de la coopération de représentants d’associations économiques français et allemands dans le contexte des conflits interalliés sur le sort des trusts allemands.
Le mérite incontestable de ce travail de recherche consiste à avoir fait émerger les spécificités, la continuité et les imbrications des projets de réforme des agents patronaux français et allemands, des Unterhändler, et de réfuter l’idée préconçue d’un libéralisme traditionnel qui aurait dominé les associations économiques de l’entre-guerre jusqu’à l’après-guerre. L’approche méthodologique et la nature de la conclusion, suivant laquelle les représentants patronaux auraient été globalement les principaux acteurs et non des obstacles à la réforme du capitalisme, sont, en revanche, fort critiquables.
L’approche centrée sur un seul acteur social, formulant un projet de réforme particulier, tend à rendre invisible la multitude des agents modernisateurs qui ont mis en avant des projets de réforme concurrents et qui ont tous participé au débat relatif à la réforme du capitalisme. Pour relativiser la prise de position de Philipp Müller, il suffit de rappeler les plans de réforme et de grands travaux mis en avant par les syndicats allemands et français pendant les années 1930 (WTB-Plan de 1932, plan CGT de 1935), ayant préfiguré les méthodes de gestion économique et les politiques d’investissement publique typiques pour le capitalisme des Trente Glorieuses. Ces mêmes méthodes ont été largement rejetées par les associations patronales pendant l’entre-deux-guerres5 qui, ainsi, ont contribué au blocage de la transformation de l’économie de marché.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jakob Fesenbeckh, Rezension von/compte rendu de: Philipp Müller, Zeit der Unterhändler. Koordinierter Kapitalismus in Deutschland und Frankreich zwischen 1920 und 1950, Hamburg (Hamburger Edition) 2019, 480 S., ISBN 978-3-86854-330-8, EUR 32,00., in: Francia-Recensio 2020/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71694