L’introduction du système de Bologne en Allemagne est allée de pair avec la multiplication des manuels universitaires, un genre jusqu’alors peu pratiqué (contrairement à la France). Si l’anthologie de textes éditée par Marian Füssel s’inscrit dans une collection créée pour répondre à ce besoin, elle a néanmoins un enjeu bien plus fondamental. L’histoire des savoirs bourgeonne depuis qu’elle s’est réellement affirmée les années 2000, en particulier en Allemagne. Elle rayonne à tel point que l’on peut à bon droit se demander où son champ s’arrête, quels sont ses critères constitutifs et si elle dispose de textes fondateurs. L’ouvrage dirigé par Marian Füssel peut ainsi être défini – même s’il s’en garde – comme une tentative de définition d’un canon de textes fondateurs.
L’approche de Marian Füssel est foncièrement historiographique. Il nous présente différents historiens qui ont participé, depuis les années 1980, à l’affirmation d’un champ nouveau et encore mal défini. Plutôt donc que de s’attacher à livrer une définition sûre et fermée de l’histoire des savoirs, il laisse le problème ouvert et mise sur des études empiriques à venir aptes à préciser et infléchir une question qui ne sera jamais close (pas plus que les contours de l’histoire politique, de l’histoire économique ou de l’histoire culturels ne sont, fort heureusement, étanches).
Dans son importante introduction (p. 6-39), Marian Füssel présente l’histoire des savoirs à la fois comme une approche susceptible d’être appliquée à tout objet d’histoire – au risque d’une extension indéfinie de son champ – et un objet. Elle se caractérise par une étroite relation à des textes théoriques – parmi lesquels dominent ceux de Michel Foucault sur le savoir comme pouvoir, mais sont aussi cités ceux de Peter L. Berger Thomas Luckmann, ceux de Pierre Bourdieu enfin – et un rapport critique à ses propres outils. Face aux études en termes de »société du savoir« (Wissensgesellschaft), le terme de »cultures de savoir« (Wissenskulturen) s’est imposé dans les années 2000 pour manifester la nécessité d’un recours à une fine contextualisation contre les antiennes du progrès et de la modernité.
Opérant le plus souvent sur fond de questions de pouvoir (et de contestations liées à ces questions), l’histoire des savoirs se penche sur les lieux et espaces qui prédisposent la validité de certains savoirs, sur les acteurs et leurs rôles sociaux, sur l’incidence du genre, de l’âge, de la confession et de la corporalité. L’étude de discours, de pratiques et d’objets permet de comprendre comment des savoirs sont générés, contrôlés, représentés, communiqués et stockés. Quant au terme de savoirs, Marian Füssel ne le précise pas plus avant, se contentant de répéter la définition de Martin Mulsow de »convictions justifiées« (p. 35).
L’ouvrage comporte cinq parties, dont la première est consacrée aux synthèses avec deux textes: un chapitre de la traduction allemande du livre de Peter Burke »A social history of knowledge, from Gutenberg to Diderot« (1997) qui, l’un des premiers, a thématisé une histoire sociale des savoirs, en relevant et développant quatre inflexions historiographiques: 1) de l’étude des transferts de savoirs aux conditions de leur production, et de l’analyse des structures sociales et économiques aux individus et à leurs pratiques; 2) l’élargissement des milieux au-delà des élites et du savoir abstrait écrit; 3) l’approche désormais micro-historique et anthropologique (attentive notamment aux laboratoires ou réseaux); 4) les lieux sociaux des savoirs (des milieux au genre et à la géographie). Le deuxième texte est une définition de l’histoire des savoirs formulée en 2007 par Achim Landwehr, qui, inspiré notamment par les travaux de Michel Foucault, infléchit l’interrogation jusqu’alors essentiellement sociologique en l’enrichissant par l’histoire culturelle (d’où l’étude d’encyclopédies par exemple).
La deuxième partie sur les »renouveaux« comporte elle aussi deux textes, du sociologue et ethnologue Gerd Spittler (1980) sur le savoir abstrait généré et instrumentalisé par le pouvoir en Prusse au XVIIIe siècle, et de Roger Chartier (1985) sur l’histoire des pratiques de la lecture, les aptitudes à lire – ainsi l’exemple dorénavant bien connu du serviteur Lubin, dans »George Dandin« de Molière (1668) qui, ne pouvant lire que les capitales, ne savait pas écrire –, les types de lecture (l’exemple lui aussi devenu classique de la Bibliothèque bleue), et les incidences de l’aménagement des textes et des livres.
La troisième partie touche à des enjeux plus récents et pérennes: la difficile démarcation entre histoire des savoirs et histoire des sciences. Elle présente un article publié en 1988 par Steven Shapin dans la revue »Isis« sur »la maison de l’expérimentation en Angleterre au XVIIe siècle«, dans lequel il déplace l’accent des méthodes et découvertes de ladite révolution scientifique vers les pratiques et acteurs, parfois invisibles, d’une science qui se fait aussi dans le cadre de la maisonnée. Une contribution de Paula Findlen (1994) sur les musées et les espaces de la science entre 1550 et 1750 souligne que les collections scientifiques ne se trouvaient pas seulement dans les cours princières et chez les lettrés, mais aussi dans des pharmacies et des jardins botaniques; elles devaient montrer, produire l’évidence, et accorder reconnaissance et autorité. Lui suit un article de Lorraine Daston (2002) sur les faits baconiens, dans lequel elle retrace le déplacement de la notion juridique de »factum« vers la langue scientifique, notamment dans l’ouvrage fondamental de Francis Bacon, »The Advancement of Learning« (1605) qui fonde la validité normative des »faits«, et induit ou intensifie des pratiques scientifiques, telles que l’archivage, la prise de notes, la documentation et la classification.
La quatrième partie sur les »savoirs sociaux et l’histoire sociale des savoirs« s’ouvre sur un article de Londa Schiebinger (1993) sur les relations entre théories raciales et la thématique du genre, et se clôt sur une contribution d’Éva Labouvie (2007) sur le savoir des sages-femmes, un savoir quotidien, corporel et pratique.
La dernière partie sur les »défis« rassemble deux textes très stimulants: un chapitre de Martin Mulsow sur les »savoirs précaires, les transferts risqués et la matérialité de la connaissance« (2012) qui redéfinit l’histoire philosophique en une histoire culturelle des savoirs fondée sur la notion de précarité : précarité des individus impliqués (loin des galeries de portraits de célébrités), précarité des contenus de savoir, de leurs supports, des relations sociales engagées, lesquelles suggèrent une histoire de la liberté et une histoire de la sécurité. Kapil Raj enfin réagit à la globalisation et au postcolonialisme en redéfinissant la notion de circulation, désormais préférée à celle de diffusion (2013).
À la lecture de cet ouvrage, on s’étonne de l’absence d’allusion aux travaux de Bruno Latour et aux science studies, et du caractère très allemand (et anglo-saxon) de l’érudition maniée. Quelques lignes sur le projet des »Lieux de savoir« de Christian Jacob qui, rappelons-le, va bien au-delà d’une simple cartographie des lieux de production de savoirs érudits, auraient ainsi été préférables au texte (certes essentiel) d’histoire socio-culturelle de Roger Chartier, qui ne thématise pas l’histoire des savoirs. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage remplit bien sa fonction. Aux étudiants, il permettra un accès rapide à un courant très actuel et à une historiographie surabondante. Aux enseignants, il peut suggérer des lectures de séminaire. C’est donc un livre tout à fait utile et à recommander.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Claire Gantet, Rezension von/compte rendu de: Marian Füssel (Hg.), Wissensgeschichte, Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2019, 300 S., 5 s/w Abb. (Basistexte – Frühe Neuzeit, 5), ISBN 978-3-515-11291-8, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2020/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71741