À l’heure où la revitalisation des vieux mythes nationaux accompagne partout en Europe les succès électoraux de l’extrême droite, en conformité avec une conception patrimoniale de l’histoire, la publication récente des actes du colloque de novembre 2017 de la Société suisse pour l’étude du XVIIIe siècle fait œuvre d’une salubrité intellectuelle bienvenue.

En s’interrogeant sur les conditions de formation d’une conscience et d’un imaginaire nationaux en Suisse, entre Lumières et Regenerationzeit (1830–1848), les vingt et une contributions – précédées de l’avant-propos de Claire Jaquier et de l’introduction d’André Holenstein – interrogent à nouveaux frais le rapport entre la cohésion, empruntant bien souvent les chemins de l’imaginaire politique, et la réalité des forces centrifuges qui singularisent le Corps helvétique sous le signe de l’hétérogénéité.

Représentations croisées entre la Suisse et l’étranger, considérations sur l’espace helvétique politique, naturel, géographique et culturel permettent de dégager les mécanismes profonds qui aboutissent à l’invention d’une nation suisse dont aujourd’hui encore on serait bien en peine de donner une définition univoque alors que la disparité s’impose au regard. La disparité linguistique (certains lecteurs regretteront peut-être l’absence de contributions en italien) s’ajoute à la disparité confessionnelle à la faveur de laquelle Nadja Ackermann, Peter Lehmann et Nadir Weber nous rappellent à quel point l’intégration de la république de Genève à la Suisse a suscité jusqu’au bout de fortes résistances intérieures, sans oublier in fine la disparité de l’espace helvétique lui-même.

Sur ce dernier point, Andreas Würgler mène une passionnante enquête à la croisée des enjeux politiques internes et de la politique extérieure qui se traduisent dans la production cartographique vers 1700 d’où résulte notamment l’absence de consensus sur les territoires qui peuvent être considérés comme confédérés. Il s’agit plutôt d’une constellation d’alliances à géométrie variable (»variierende politische Bündniskonstellationen«) qui implique les treize cantons (depuis les puissantes républiques citadines protestantes de Berne et de Zurich jusqu’aux cantons ruraux, populaires et catholiques du centre de la Suisse), les territoires qui leur sont directement assujettis (le pays de Vaud bernois, par exemple), les bailliages communs, mais également les États diversement alliés comme les Ligues grises, le Valais, la république de Genève, le prince-évêque de Bâle, Mulhouse, etc., dont il apparaît qu’aucun n’est unanimement reconnu comme »Zugewandter Ort« par l’ensemble des cantons suisses. À ce titre, la double identité politique de Neuchâtel – principauté prussienne depuis 1707, mais également alliée par combourgeoisie à une partie des cantons suisses – est particulièrement instructive, comme l’a déjà montré la remarquable thèse de Nadir Weber. Dans ces circonstances, les magistrats neuchâtelois mènent une politique habile qui leur permet notamment de revendiquer pour leurs sujets les exemptions et privilèges accordés dans de nombreux États européens aux marchands du Corps helvétique ou bien encore la participation à la neutralité des Suisses.

Si pour les souverains européens les contours exacts de la Suisse ne sont pas toujours très clairs non plus, c’est pourtant bien aussi à travers le regard des étrangers sur le Corps helvétique, dans les relations des diplomates et des voyageurs par exemple, que se dégagent les spécificités présumées d’un peuple assimilé à la figure de l’Homo alpinus helveticus à l’abri de la corruption de la civilisation urbaine. C’est ainsi qu’en s’intéressant à l’image de la Suisse diffusée dans le parti whig pendant la Révolution française, Patrick Vincent pense l’analogie qui opère entre la liberté anglaise et la liberté des Suisses, toutes deux conservatrices d’un ordre social providentiel favorable à la vertu, à la simplicité des mœurs, au bon sens et à la piété mesurée, sources du bonheur véritable et antidotes à la périlleuse abstraction idéologique des révolutionnaires français.

Ici, l’espace politique rencontre l’espace naturel, l’insularité maritime des Anglais répond à l’insularité alpine des Suisses selon l’»idéal domestique et patriotique de la société«. Comme le montre la contribution d’Alain Guyot, au même titre que la mer protège providentiellement les côtes anglaises, l’analogie architecturale de la montagne comme rempart – consacrée en 1729 dans le célèbre poème »Die Alpen« d’Albrecht von Haller – allie théologie naturelle et logique patriotique dans la construction d’un espace national soustrait à la contamination culturelle extérieure.

Une telle représentation de l’identité nationale helvétique, si elle doit compter avec la mosaïque des particularismes locaux, ne se diffuse pas moins dans les réseaux interpersonnels que constituent les lieux de sociabilité savante, comme la Société helvétique qui retient l’attention de plusieurs auteurs des actes, tout comme dans les traités et plus généralement la littérature qui valorisent le modèle utopique de l’»enclos« – selon l’heureuse expression de François Rosset – à partir duquel la célébration du dedans est proportionnée aux vices menaçants du dehors.

De ce point de vue, André Holenstein a raison d’insister sur le rôle de contre-modèle attribué à la France, entre absolutisme monarchique, universalisme révolutionnaire et expansionnisme napoléonien, au point de la désigner comme la véritable accoucheuse de la nation politique suisse (»Geburtshelferin der politischen Nation Schweiz«). Alors que l’helvétisme célébré par Gonzague de Reynold peut se comprendre comme une forme de résistance à l’hégémonie culturelle française au XVIIIe siècle, l’expérience de la République helvétique (1798–1803) – y compris par les oppositions qu’elle a suscitées – a été un facteur déterminant dans la construction de la cohésion nationale suisse.

Pour conclure cet aperçu forcément partiel des multiples enjeux que soulèvent les interprétations politiques et culturelles de l’identité helvétique avant 1848, remarquons qu’une autre image de la Suisse se dégage parfois. C’est notamment le cas dans l’excellente contribution que Nicolas Morel consacre au »Voyage historique et littéraire en Suisse occidentale« (1781) du Bernois Jean-Rodolphe Sinner de Ballaigues, sorte de guide à l’attention des voyageurs étrangers (mais beaucoup lu par les Suisses eux-mêmes) dans lequel dominent les paysages de plaine au profit d’une »Suisse urbaine et policée, présentée comme un acteur incontournable des Lumières«. À rebours de l’idéal insulaire, Sinner y valorise un espace ouvert à la circulation des personnes, des biens et des idées, où les sciences et les arts contribuent à placer le Corps helvétique – délivré de son assignation appauvrissante à l’idéal du réduit alpin – dans la civilisation du progrès. Un exemple à méditer.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Fabrice Brandli, Rezension von/compte rendu de: André Holenstein, Claire Jaquier, Timothée Léchot, Daniel Schläppi (dir.), Politische, gelehrte und imaginierte Schweiz./Suisse politique, savante et imaginaire. Kohäsion und Disparität im Corpus helveticum des 18. Jahrhunderts/Cohésion et disparité du Corps helvétique au XVIIIe siècle. Actes du colloque de Neuchâtel, Genève (Éditions Slatkine) 2019, 386 p., nombr. ill. (Travaux sur la Suisse des Lumìeres, 20), ISBN 978-2-051-028-394, EUR 40,00., in: Francia-Recensio 2020/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71745