Dans le flot de publications qui ont accompagné les diverses célébrations officielles des 500 ans de la Réforme, et dont certaines relèvent davantage d’un prosélytisme à peine voilé que d’une réflexion historique lucide et distanciée, il est d’heureuses surprises. Le présent volume en fait partie à double titre : de par sa perspective, centrée sur l’approche philologique et linguistique, ainsi que de par le choix de privilégier des aires culturelles septentrionales trop rarement étudiées, dont la Scandinavie et les pays de la Baltique (Estonie, Lituanie, Lettonie), même si d’autres régions mieux connues (Angleterre, Pologne et duché de Prusse, Bohême-Moravie) sont également abordées. Ouvrage collectif, issu d’un séminaire interdisciplinaire dirigé par des chercheurs de l’université de Turku (Finlande), il s’attache à mettre en lumière la dynamique des interactions qui eurent lieu lors d’un processus long d’environ deux siècles, entre l’implantation fulgurante des idées et concepts-clés de la confession luthérienne et le développement des différentes langues vernaculaires, grâce notamment à la nouvelle technologie de l’imprimerie.
Classées en quatre parties, les douze contributions font successivement le point sur la réception et l’impact des thèses de Luther (impliquant le rôle pionnier des premiers Réformateurs, Johannes Bugenhagen en Poméranie, Michael Agricola en Finlande notamment), les effets des traductions de la Bible ainsi que d’autres écrits de Luther (sermons, catéchismes, cantiques et psaumes, péricopes, etc.) sur la langue écrite, la réutilisation de textes catholiques ou encore les emprunts linguistiques entre domaines proches. Sont examinés l’essor quantitatif des publications et la dissémination géographique des textes (y compris manuscrits), les réseaux intellectuels et la mobilité de leurs acteurs, les activités de traduction et de création littéraire et poétique issues du mouvement de la Réforme (mais aussi en réaction à ce courant, comme en Pologne, où le catholicisme ne perdit jamais sa position prédominante), enfin la diversification des registres, qui contribua à moderniser et enrichir les patrimoines linguistiques et littéraires.
Ce parti-pris socio-linguistique paraît pleinement pertinent: en effet, les dites régions septentrionales étaient caractérisées, à l’aube du XVIe siècle et jusque tard dans le XVIIe siècle, par un plurilinguisme pragmatique, imposé par les nécessités du négoce et de l’administration, en particulier en milieu urbain; de nombreux citoyens allemands, installés dans les grandes cités, jouèrent un rôle majeur pour la diffusion des nouveaux principes de la foi, à travers la pratique d’une langue allemande vecteur de communication. En outre, au-delà de leurs spécificités locales, ces régions étaient reliées par des similitudes sociales et culturelles profondes, notamment dans la manière de vivre le christianisme au quotidien, au travers de pratiques, coutumes et rituels collectifs (comme le chant choral de cantiques, la lecture, la prière, les fêtes récurrentes, etc.).
Si les langues suédoise et danoise, tout comme l’anglais ou le tchèque, avaient une longue tradition d’expressions écrites, y compris littéraires, les formes écrites des idiomes estonien et lithuanien doivent leur naissance et leur fixation codifiée et standardisée (morphosyntaxe, terminologie, concepts) à l’introduction de la Réforme, accélérée par l’impact de l’imprimerie. De nombreux traducteurs de la Bible en vernaculaire reprirent tout d’abord le modèle de clarté et de lisibilité pour tous qui avait présidé à l’entreprise de Luther, fixant ainsi des standards reconnus, et se fondant sur une source autre que la Vulgate. Par la suite, la langue allemande littéraire rénovée par Martin Opitz à travers son »Livre de la poésie allemande« (1624) fournit une nouvelle base à l’écriture de textes poético-religieux dans des langues »nobles«, propres aux élites soucieuses de se démarquer du langage parlé des paysans par la richesse et l’élégance de l’élocution, puis par des systèmes de versification et de métrique plus élaborés. Les traductions eurent par ailleurs également un impact stylistique sur la musique religieuse, à travers les hymnes et cantiques chantés en Finlande en particulier.
Les piétistes furent certes au XVIIIe siècle à la pointe de ce mouvement de consolidation poético-religieuse; on apprécie toutefois le rappel du rôle pionnier des premiers réformateurs, John Wycliff puis William Tyndale pour l’Angleterre, Jan Hus, les utraquistes, Frères moraves et autres sectes pour la Bohême. À travers le foisonnement de tendances confessionnelles, au sein même du christianisme, est remise en perspective l’histoire mouvante des traductions des textes sacrés, avec leurs idéologies sous-jacentes et stratégies ouvertement reconnues. Du pur décalque mécanique (du texte biblique ou d’une version préexistante), on évolue vers une véritable création linguistique, plus libre et souveraine, qui en privilégiant certains procédés, vocables ou structures syntaxiques, infléchit, ouvertement ou insidieusement, l’interprétation. L’étude des textes éclaire ainsi le phénomène durable de confessionnalisation des sociétés, mais aussi les conflits violents qui émaillèrent leur histoire.
L’ouvrage n’échappe pas à quelques défauts, dont l’usage systématique fort irritant du terme flou d’»influence«, une périodisation incertaine (Moyen Âge/première modernité), ainsi que des approximations dans les renvois à des contextes différents. Sa lecture n’en est pas moins fort instructive. Il n’est pas nécessaire d’être spécialiste de ces aires culturelles, ni a fortiori de langues fort rares et difficiles d’accès (sans oublier les dialectes locaux d’autre origine, comme le slavon ou le livonien!) pour apprécier la pertinence de la réflexion proposée sur ce qui fut sans doute une des premières manifestations d’un »transfert culturel« promis à un bel avenir.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marie-Thérèse Mourey, Rezension von/compte rendu de: Mikko Kauko, Miika Norro, Kirsi-Maria Nummila, Tanja Toropainen, Tuomo Fonsén (ed.), Languages in the Lutheran Reformation. Textual Networks and the Spread of Ideas, Amsterdam (Amsterdam University Press) 2019, 307 p., 10 full col. ill. (Crossing Boundaries: Turku Medieval and Early Modern Studies, 10), ISBN 978-94-6298-155-3, EUR 90,00., in: Francia-Recensio 2020/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71748