Les révoltes à l’époque moderne ont suscité un grand nombre de travaux, nationaux, transeuropéens, à défaut d’une synthèse récente faisant autorité. Mais la question de la »mémoire« de ces révoltes est un thème relativement neuf. L’ouvrage de la collection des Classiques Garnier entend réparer cette relative carence de façon ambitieuse, quant aux espaces et aux événements abordés. L’essentiel des 17 communications qui le composent s’inscrit dans le cadre d’un colloque tenu à la Casa Velasquez à Madrid, en 2015.
Les espaces touchés par les révoltes sont essentiellement l’Angleterre, la France, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas, avec des aperçus sur la Russie et l’Allemagne. Il s’agit donc bien d’un colloque européen, ouvert aux démarches comparatives. La chronologie est large, puisqu’il est question de la mémoire d’événements survenus aux XVe et XVIe siècles, mais se référant parfois à des révoltes médiévales, dont les héros seraient Jacob Van Artevelde (1340) ou Jacques Bonhomme (1358), parmi bien d’autres.
La construction de l’ouvrage est progressive, en quatre parties voulues complémentaires. La première (p. 25–139) interroge l’historiographie et les usages politiques des révoltes, de la conspiration des Pazzi (1476 à Milan) à la rébellion aragonaise de 1591, en passant par les Germanías (»frères miliciens«) de Valence (1519–1522), les communidades (communautés) de Castille (1520) et le soulèvement des Gueux de 1566 aux Pays-Bas. Les chroniqueurs et les historiens, au service des régimes en place, ont longtemps »oublié« les racines politiques et sociales des révoltes pour mettre l’accent sur la violence et la bestialité des foules, leurs destructions iconoclastes. D’où les impasses sur les remises en cause des tyrannies par les insurgés et sur le caractère impitoyable des répressions. Les Lumières, revenant (tardivement) sur ces interprétations, peuvent aller jusqu’à légitimer le »tyrannicide«, défendre les nouveaux Brutus, martyrs de la liberté, tel Egmont, héroïsé par Friedrich Schiller, au temps du despotisme éclairé (1786–1789), tout en condamnant les excès populaires des »meneurs« (tel Vicent Peris en 1522 à Valence) et les transgressions des rebelles.
La deuxième partie (p. 141–212) propose d’explorer, face à ces visions »officielles«, les archives familiales des révoltes, pour mettre en évidence les chocs de mémoires plurielles, selon l’appartenance des mémorialistes à tels faction, clan ou parti. Les espaces concernés sont les massacres de patriciens d’Udine en 1511, et la Première guerre civile anglaise de 1640. Les chefs des rebelles – Savorgnan à Udine ou le comte d’Essex, décapité en 1601 sur ordre d’Élisabeth – font figure de héros ou d’antihéros dans ces reconstructions, où l’engagement des mémorialistes, tels les Whigs et les Tories au XVIIIe siècle, brouille la compréhension des enjeux. Toutefois, Le journal d’une veuve d’artisan d’Udine, peut ouvrir des perspectives nouvelles pour l’histoire de la ville et l’histoire du genre, en s’éloignant des chroniques familiales engagées (p. 158–159).
La troisième partie est la plus neuve, sur le plan de l’historiographie (p. 215–288). Les auteurs s’attachent aux processus de transmission des révoltes, à des remémorations qui échappent aux récits officiels, jusqu’à jouer les rôles de moteurs dans les révoltes postérieures. Les vecteurs de filiations sont étudiés dans un cadre large, celui de l’Occident médiéval et moderne, ajoutant Guillaume Tell, les Bonnets rouges, les Camisards, Stenka Razine ou Pougatchev aux figures de rebelles exaltés par les mémoires souterraines.
La toponymie des lieux de mémoire, les minutes des procès, les récits légendaires, les chants et les ballades »populaires« peuvent constituer autant de témoignages (fragiles) de luttes passées au service des révoltés du présent, même si les fondements sociaux et politiques des résistances sont (souvent) masqués par les postures héroïques de certains meneurs. Il reste que les mémoires des révoltes se croisent d’un pays à l’autres et se réactivent parfois: Tuchins, Bonhommes, Frondeurs, résistants écossais et irlandais apparaissent solidaires, voire unis contre les tyrans et les despotes français, anglais ou espagnols !
La quatrième partie (p. 291–382) inscrit la mémoire de la révolte dans l’action politique, à partir des cas des Pays-Bas, après 1598, des coups d’État à Gênes au XVIe et Naples au XVIIe, des révolutions anglaises au XVIIIe siècle. Les factions et les partis se déchirent dans l’interprétation des causes et des manifestations des révoltes passées. La légitimation ou la condamnation des rébellions agissent comme des moteurs de l’action des gouvernants et des révoltés, recréant des identités politiques et spatiales, sinon sociales.
C’est dire la richesse des perspectives ouvertes par ces lectures plurielles et comparatistes. L’ensemble, dépourvu d’illustrations – voir en complément »Images et révoltes dans le livre et l’estampe« (bibliothèque Mazarine 2016)–, est valorisé par une recension impressionnante de sources (près de 200) et de bibliographie (près de 750 ouvrages, p. 394–443), que l’on aurait pourtant apprécié plus thématique et spatiale, et par un index précieux des acteurs des révoltes, soit près de 450 personnages!
On peut apporter des critiques mineures à cette somme remarquable sur les plans de l’érudition et de l’histoire comparative, menée par des chercheurs issus d’universités rapprochées par des programmes de recherches transversaux: Caen, Grenoble, Montpellier, Paris-Sorbonne, Louvain, Keele, Augsbourg, Francfort, Gênes, Udine, Naples, Séville. La démarche générale suppose que les dizaines de révoltes analysées sur le plan de la mémoire soient déjà connues quant à leurs acteurs et leurs périodisations, ce qu’une chronologie comparative, voire une fiche technique uniformisée sur chacune des révoltes marquantes auraient pu préciser dans le cas contraire. La belle introduction des directeurs de l’ouvrage, Alexandra Merle, Stéphane Jettot et Manuel Herrero Sánchez, pourrait être complétée par une mise en perspective progressive de chacune des parties. On aurait souhaité une conclusion rassemblant les apports des recherches au regard des ouvrages de références sur les révoltes. De même, un rappel des débats essentiels ouverts par les écoles d’historiens ayant analysé ces soulèvements s’imposerait, les différenciant de »l’ère des révolutions« et les recentrant sur des dimensions sociales (parfois) occultées dans le présent volume.
Mais les apports de cette »Mémoire des révoltes en Europe à l’époque moderne« sont considérables. Les chercheurs et chercheuses ainsi que les étudiantes et étudiants y trouveront de multiples références pour l’approfondissement de leurs travaux. Les perspectives européennes favorisant les démarches comparatives et la confrontation d’études de cas y sont abordées par une génération d’historiens talentueux, aux problématiques proches et innovantes.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Serge Bianchi, Rezension von/compte rendu de: Alexandra Merle, Stéphane Jettot, Manuel Herrero Sánchez (dir.), La Mémoire des révoltes en Europe à l’époque moderne, Paris (Classiques Garnier) 2018, 462 p. (Constitution de la modernité, 14), ISBN 978-2-406-08252-1, EUR 82,00., in: Francia-Recensio 2020/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71751