Il faut un certain courage pour proposer une synthèse concernant la naissance du racisme scientifique au XVIIIe siècle, d’une part en raison de l’ampleur du sujet, d’autre part en raison de sa complexité. L’ouvrage de Sarah Reimann, issu de sa thèse, l’entreprend en convoquant des auteurs français, anglais, allemands, suisses, néerlandais et suédois, et elle inclut également de manière intéressante l’extension de ce discours aux États-Unis. À côté de savants et de philosophes célèbres et attendus, comme Carl von Linné, Buffon, Emmanuel Kant, Johann Gottfried Herder, Johann Gottfried Blumenbach, elle a le mérite d’intégrer aussi des auteurs moins connus comme Oliver Goldsmith, Eberhard August Wilhelm Zimmermann, Edward Long, Johann Daniel Metzger, Samuel Stanhope Smith.

Comme elle le souligne, il existe une série d’études importantes sur les théories raciales du XVIIIe siècle et cette période est généralement considérée comme décisive par ceux qui étudient l’histoire du terme de »race« ou celle des théories concernant la diversité humaine, mais les analyses se concentrent selon elle toujours sur les mêmes auteurs et n’entrent pas vraiment dans le vif des textes.

Comme le montre l’introduction qui situe l’émergence du discours sur les races dans le contexte de l’histoire naturelle, considérée comme précurseur de l’anthropologie, il s’agit donc de reprendre les grandes thématiques issues de la recherche existante et de les examiner à l’aune d’un corpus élargi et, il faut le dire, impressionnant pour un premier livre. Le point de départ de l’analyse est la contradiction apparente entre le principe d’une unité de l’espèce humaine propagé par les Lumières et les théories raciales qui paraissent s’y opposer diamétralement.

Bien qu’elle utilise aussi le terme de »discours«, Sarah Reimann définit ici les races humaines comme une »idée« dont il s’agit d’expliquer la naissance selon la méthode de l’histoire des idées, en analysant le climat intellectuel et politique de l’époque, les acteurs et les dynamiques de ce discours, les critères utilisés dans les classifications et les hiérarchies. Elle souligne tant la volonté de scientificité à l’œuvre dans la définition des phénotypes humains que la dimension idéologique de ces recherches (justifier l’expansion et la domination européenne) et le rôle indéniable qu’elles jouèrent, sans toujours relever elles-mêmes d’un racisme, pour l’émergence de la version ’moderne’ de ce dernier au XIXe.

Dans ses considérations sur la terminologie, Sarah Reimann fait référence aux recherches qui définissent la notion de race comme une »construction sociopsychologique« ou une »fiction sociétale« et non comme une »catégorie« ou un »fait biologique« mais elle n’en fait pas le centre de sa propre analyse puisqu’elle distingue à la fin de cette introduction, de manière plus classique, entre racisme et racialisme, entre la pensée raciale et les applications pratiques de ce concept.

Avant de plonger dans les textes, Sarah Reimann dessine dans une deuxième partie, avec un remarquable effort de synthèse, la toile de fond des théories raciales dans toute sa complexité: l’expansion européenne; l’image du monde propre aux Lumières; les sciences naturelles; les récits de voyage comme source de première importance; les grands débats anthropologiques (origine de l’humanité, recherche du »missing link«, théorie du milieu et théorie du »bon« ou du »mauvais sauvage«); les espaces de communication avec l’importance croissante des académies, la constitution de réseaux savants, la naissance de nouvelles formes de publication, notamment des revues savantes, le rôle des correspondances.

La troisième partie, de loin la plus longue, reconstitue le »discours sur la race au XVIIIe siècle«. Elle est structurée en dix chapitres consacrés à des auteurs et ou des thèmes tels que la question de l’origine de l’humanité, le lien entre préjugés raciaux et esthétique, l’exigence empirique, l’émergence de la craniologie, l’histoire de l’humanité. Sont traités également, selon les cas, le rôle de la religion et la référence biblique, l’opposition entre monogénisme et polygénisme, la relation aux débats concernant l’esclavage, les »monstres« ou créatures fantaisistes (géants ou humains pourvus de queues) présents dans les classifications et qui auraient pu inciter à analyser le rôle de l’imagination en science ou la question centrale de la distinction humain/animal et de l’animalité postulée de certains groupes humains.

Chaque chapitre rend compte d’une lecture détaillée, précise et rigoureuse des auteurs traités. L’approche choisie ne permet pas toujours d’analyser en profondeur les divergences philosophiques et les dynamiques politiques (tant personnelles, qu'institutionnelles ou nationales) à l’oeuvre dans les discours. Certaines redondances sont inévitables, tant les auteurs ont recours aux mêmes sources et s’inspirent les uns des autres, mais chaque étude de cas rend bien compte des particularités des positions théoriques de chacun. Particulièrement intéressants sont les passages, où Sarah Reimann reconstitue des lignes de fracture, par exemple entre Buffon et Linné, entre Kant et Forster ou Metzger, entre Europe et États-Unis, histoire naturelle de l’homme et histoire de l’humanité.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Céline Trautmann-Waller, Rezension von/compte rendu de: Sarah Reimann, Die Entstehung des wissenschaftlichen Rassismus im 18. Jahrhundert, Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2017, 345 S. (Beiträge zur Europäischen Überseegeschichte, 104), ISBN 978-3-515-11756-2, EUR 59,00., in: Francia-Recensio 2020/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71793