Cet ouvrage est consacré à Ernst Kantorowicz, né à Posen (aujourd’hui Poznán, en Pologne) en 1895 dans une riche famille juive de fabricants et marchands de spiritueux. Robert E. Lerner le considère comme »un des plus fameux historiens de la période de Weimar« (p. 114) qui passa au fil du temps de la droite de Hindenburg à la gauche de Kennedy. Une lettre de Kantorowicz du 4 octobre 1949, adressée au président de l’université de Californie pouvait expliquer une telle évolution: »J’ai préparé, même si ce fut indirectement et à mon insu, la route menant au national-socialisme et à sa prise de pouvoir« (p. 71).
Pendant la Première Guerre mondiale, ses états de campagne le menèrent d’abord en France à Verdun, où il fut blessé, puis en Ukraine, en Asie mineure, en Russie et en Turquie. En 1919, on pouvait classer Kantorowicz (surnom EKa) à l’extrême droite puisqu’il était très proche des Corps francs.
Pendant ses études d’économie, il sécha beaucoup les cours. Mais il suivit aussi ceux de Friedrich Gundolf, figure culte des étudiants de Heidelberg, pour lesquels la poésie allemande pouvait être »un point de ralliement pour le futur«. Lerner ne s’attarde guère au contenu des cours de Gundolf, mais s’étend davantage sur leur caractère soporifique à cause de son piètre talent d’orateur. Il note qu’à l’été 1920, Joseph Goebbels comptait au nombre de ses étudiants malgré les origines juives de Gundolf. Kantorowicz fréquenta le cercle qui entourait le poète Stefan George qu’il vénérait.
Kantorowicz changea quelque peu d’orientation en décidant de faire une thèse en orientalisme sur la nature des associations d’artisans musulmans1. Il lui fallut donc prendre quelques cours d’arabe. Il choisit comme directeur de thèse Eberhard Gothein dont l’incompétence en matière d’islam était notoire, mais qui s’intéressait à l’histoire culturelle, économique et religieuse. Kantorowicz y développant l’idée que les musulmans avaient »le marchandage dans le sang«, cette mince thèse de cent quatre pages, pourtant obtenue avec la mention magna cum laude, n’apportait guère de perspective intéressante. Puis Kantorowicz suivit un cours d’histoire ancienne sur Alexandre le Grand auprès d’Alfred von Domazewski. Là encore, on peut déplorer que Lerner n’évoque pas les contenus, ce qui aurait pu expliquer le subit intérêt de Kantorowicz pour ce nouveau sujet.
Lerner insiste sur l’importante documentation qu’il a consultée, en particulier la correspondance. Il note minutieusement toute allusion à des rumeurs, des anecdotes, les aspects les plus superficiels des problèmes et se complaît dans les détails. Lerner fait aussi de très longs développements sur les amours de Kantorowicz, en particulier avec Josefine von Kahler, une femme mariée issue d’une riche famille juive, étudiante à Heidelberg, d’abord en médecine, puis en horticulture, une femme très libre aux nombreux amants. Kantorowicz alterna toute sa vie des liaisons toutes aussi passionnées avec des hommes et Lerner en informe ses lecteurs par le menu. En revanche, il passe très rapidement sur le contexte historique qui est, tout au mieux, ébauché.
Le premier ouvrage de Kantorowicz, publié en allemand en 1927, fut une biographie, »L’Empereur Frédéric II«, un ouvrage critiqué par les historiens en raison d’un recours excessif à des sources littéraires. Ceci réduisait à néant le projet initial de Kantorowicz de le présenter pour son habilitation. Mais le public considéra son auteur plutôt comme un historien de l’art. Kantorowicz récolta un franc succès auprès d’un lectorat fasciné par son écriture et sa grande liberté de ton dans la composition de portraits vivants. En outre, il fut applaudi pour avoir renoncé aux notes de bas de page et à l’académisme. Il semble que le choix du sujet ait été largement inspiré par une demande de Stefan George qu’il admirait beaucoup d’autant plus qu’il couvrit la moitié des frais d’édition. George, estimait que l’Allemagne avait besoin d’un sursaut en prenant modèle sur des héros du passé après l’humiliation provoquée par le traité de Versailles. Il était suivi par tout un cercle de disciples recrutés en fonction de leur beauté physique et qui le considéraient comme leur »maître«.
À l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne, Kantorowicz avait réussi à obtenir depuis 1932 à Francfort la chaire d’histoire médiévale alors qu’il n’avait pas d’habilitation. Il se mit en congé pour le semestre d’été sans suspension de salaire, mais fut obligé d’arrêter son enseignement en décembre 1933 à cause du boycott de ses cours par les étudiants nazis. Or, en tant que »non-aryen« ayant lutté pour le Reich allemand pendant la Première guerre mondiale, puis contre les spartakistes, il n’aurait pas été tenu de démissionner. Cependant, pour ne pas devoir prêter serment à Hitler, Kantorowicz préféra demander son éméritat d’autant plus qu’il allait conserver son salaire sous forme de pension, payée en Allemagne jusqu’en 1941. Il s’installa à Berlin jusqu’en 1938 d’où il s’exila à Londres en 1938 au moment de la nuit de Cristal.
En 1940, il obtint un poste d’assistant à Berkeley en Californie et devint citoyen américain en janvier 1945. Une seconde fois dans sa carrière universitaire, Kantorowicz s’engagea en 1949 pour une affaire de »dignité professionnelle et humaine« quand le maccarthysme et la chasse aux sorcières autour des activités antiaméricaines s’abattirent sur les enseignants de Berkeley, pourtant des modérés. Kantorowicz ayant refusé de prêter serment fut donc licencié. Il avait pourtant affirmé ne jamais avoir été communiste et avoir même lutté contre les éléments les plus radicaux de la gauche en 1919. Grâce à ses relations, il obtint un poste fixe à l’Institute for Advanced Studies de Princeton. Il put s’y consacrer à la rédaction des »Deux Corps du roi« (»The King’s Two Bodies«, 1957), ouvrage sur les pouvoirs de l’Église et de l’État à l’époque médiévale.
On apprend beaucoup de choses sur cet historien aujourd’hui un peu oublié. Mais on reste souvent sur sa faim par manque de contextualisation, en particulier sur la situation des juifs à l’époque nazie et sur les difficultés grandissantes qu’ils eurent à quitter le pays, même en abandonnant leurs biens, pour échapper à la mort.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Robert E. Lerner, Ernst Kantorowicz. Une vie d’historien, Paris (Gallimard) 2019, 638 p., 29 n/b ill. (Bibliothèque des Histoires), ISBN 978-2-07-278595-5, EUR 36,00., in: Francia-Recensio 2020/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.1.71938