Dresser le bilan des prospections archéologiques conduites entre 2008 et 2013 sur le site de la célèbre abbaye bourguignonne consiste, rien de moins, à reconsidérer les premiers temps de son histoire monumentale. Tel est le propos de cet ouvrage qui, à la suite de l’introduction, traite en sept chapitres les sources historiques et iconographiques; les interventions de Kenneth John Conant au cours de ses neuf campagnes de fouilles entreprises dans le second quart du XXe siècle; les origines du site; la fondation du monastère en 910; la chapelle Sainte-Marie entre les XIe et XIIIe siècles. À la conclusion succède une série d’annexes présentant l’étude des artefacts mis au jour: céramique, carreaux de pavement de la salle capitulaire, matériaux de construction, enduits peints, chapiteaux, monnaies.

Les différentes campagnes de fouilles, réparties sur 14 zones, se sont concentrées dans un large secteur situé au sud-est du chevet de la grande abbatiale romane de Cluny III, à l’emplacement du noyau monumental dans lequel la première communauté s’implanta, puis se développa. Parallèlement à la conduite de nouvelles investigations dans le sol, Walter Berry a réexaminé la documentation graphique et écrite de Conant, ce qui a permis, une fois confirmé le caractère minutieux et précis de la méthodologie employée par l’archéologue américain, de réinterpréter les données anciennes à la lumière des nouvelles découvertes. L’ensemble des études convoque également les sources textuelles et leurs commentaires les plus récents proposés par des historiennes et historiens spécialistes du monde clunisien.

Aussi, les résultats de ces dernières campagnes archéologiques révisent-elles certaines idées que l’on pensait désormais acquises. Davantage encore, ils renouvellent en profondeur notre connaissance sur les origines et le premier essor architectural du plus important monastère du Moyen Âge occidental. Désormais, nous percevons beaucoup mieux l’organisation de la villa carolingienne, pourvue d’une chapelle, qui accueillit le noyau initial de la communauté monastique. Il s’agit d’un acquis fondamental concernant l’évolution des grandes propriétés agrestes du haut Moyen Âge, peu avant la formation des structures fortifiées à l’initiative d’un pouvoir seigneurial apparu avec l’effondrement du pouvoir carolingien.

Autre apport capital qui relance notre appréhension sur les motivations personnelles du donateur laïc, l’examen de deux tombes privilégiées antérieures à l’arrivée des religieux (déjà découvertes mais non exploitées par Conant). La sépulture remployant un très beau sarcophage, datable entre le VIe et le VIIe siècle, abrite très probablement la dépouille d’Ava, la propre sœur du fondateur de Cluny, Guillaume duc d’Aquitaine. Signalons encore la mise au jour de structures appartenant aux premiers bâtiments claustraux, notamment la salle capitulaire.

La grande église de Cluny III entreprise dans les dernières décennies du XIe siècle est relativement bien connue, malgré sa destruction presque totale à la suite de la Révolution. Quant aux abbatiales antérieures, il n’était guère possible de les aborder, sinon par le truchement d’un petit corpus de textes et, plus encore, grâce aux investigations archéologiques de Conant mais restreintes à des sondages très limités. À la suite de ce chercheur pionnier – qui attribua la lettre A pour la chapelle antérieure à la fondation monastique puis des numéros aux phases de construction des abbatiales successives –, il était admis qu’une communauté monastique avait pris possession en 910 de la villa de Cluny, dotée d’une chapelle (Cluny A), octroyée par le duc d’Aquitaine. Peu après leur arrivée, les religieux se seraient lancés dans la réalisation d’une première église (Cluny I), puis d’une seconde (Cluny II), réputée avoir été élevée dans la seconde moitié du Xe siècle, avec une consécration en 981. Cluny II se serait particularisée par son chevet à sept chapelles échelonnées, selon la restitution proposée par Conant. La précocité de cette formule architecturale, ensuite promise à un bel avenir dans le monde roman, faisait de cette dernière plus qu’un prototype, un véritable apax. Les historiens de l’architecture médiévale peinaient à expliquer l’écart entre ce modèle, entrepris avant 981, et les chevets à chapelles échelonnées suivants qui ne semblent pas remonter avant l’an mil.

Avec cet ouvrage, c’est non seulement la notion même de Cluny I et II qui vole en éclats mais, grâce à une approche plus fine, il devient désormais possible de situer le chevet à chapelles échelonnées de l’abbatiale bourguignonne à sa juste place dans la phase d’invention de l’architecture romane. L’examen des structures oblige, en effet, à reconsidérer sa genèse. Les fouilles montrent, en réalité, que ce parti résulte de reprises successives devant être décomposées en un Cluny II a, b et c. Le résultat final – le chevet à sept chapelles échelonnées – devant être retardé d’une vingtaine d’années et appartenir aux transformations réalisées par l’abbé Odilon autour de l’an mil. Le premier état (Cluny IIa) prenait la forme d’un chevet plus simple, constitué d’une seule abside rectangulaire relativement développée.

Il pourrait bien s’agir, en outre, de l’édifice cultuel édifié par les Clunisiens peu après leur arrivée, le Cluny I de Conant, que celui-ci avait situé à un autre emplacement. Le Cluny I de Conant pourrait alors coïncider avec ce qu’il convient désormais de désigner sous le nom de Cluny IIa. Quoi qu’il en soit, cette abside est antérieure aux structures périphériques qui donnèrent lieu à une consécration en 981. Cette date semble plutôt devoir correspondre à un deuxième état (Cluny IIb). À la suite de cette transformation, l’abside se trouva cernée par une sorte de crypte hors œuvre de type carolingien, avec cloisonnement des espaces, destinée aux reliques des saints Pierre et Paul prélevées à Rome. Deux couloirs coudés encadrant l’abside conduisaient à une petite confession semi-circulaire placée à l’arrière.

Quant au chevet à chapelles échelonnées, il procède d’une dernière modification (Cluny IIc) qui fusionna en un ensemble cohérent et unitaire l’abside primitive (Cluny IIa) et la crypte hors œuvre (Cluny IIb). Bien qu’il soit impossible d’en préciser davantage la date, cette dernière transformation doit être attribuée à Odilon, cinquième abbé de Cluny à partir de 994, probablement autour de l’an mil. En effet, les fouilles conduites parallèlement à Gigny, Baume-les-Messieurs et Paray-le-Monial, de même que les dernières études sur Saint-Bénigne de Dijon, ont révélé l’existence d’autres expériences précoces sur le chevet à chapelles échelonnées dans l’ambiance clunisienne au tout début du XIe siècle. Ajoutons que l’abbatiale de Fruttuaria, construite à la demande de Guillaume de Volpiano, adopta un plan de ce type au moment de sa construction en 1003.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Philippe Plagnieux, Rezension von/compte rendu de: Anne Baud, Christian Sapin (dir.), Cluny. Les origines du monastère et de ses églises. Avec la collaboration de Walter Berry, Anne Flammin, Fabrice Henrion, Paris (Éditions du CTHS) 2019, 224 p., nombr. ill. (Archéologie et histoire de l’art, 35), ISBN 978-2-7355-0906-5, EUR 55,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73209