1768 pages. L’ouvrage impressionne par son épaisseur, mais aussi – car le contraste est évident – par la simplicité des questions auxquelles il apporte une magistrale réponse. Rappelant l’exhortation à »être un autre Dominique« qu’adresse un père au jeune Venturin de Bergame, Nicole Bériou et Bernard Hodel s’interrogent sur ce que Venturin pouvait savoir de Dominique et sur ce que nous savons, nous, hommes et femmes du XXIe siècle, de Dominique, »de ce qu’il fut et de ce que les témoins de sa vie et de son histoire ont retenu de lui« (p. 13). Pour répondre à ces questions, ils livrent la traduction en français d’une centaine d’écrits rédigés en latin ou en vieil italien, par Dominique et par d’autres, entre la fin du XIIe siècle et le XIVe siècle.
Entreprendre une traduction des écrits concernant Dominique n’est pas une nouveauté. Amédée Curé, Hugues Lecocq, les novices de Saint-Maximin, les pères Delalande et Mesnard et, surtout, Marie-Humbert Vicaire ont déjà mis, en leur temps, nombre de ces textes à disposition des lectrices et des lecteurs francophones. Le volume proposé s’en distingue cependant et fait plus que les remplacer car il offre une »ouverture sur les témoignages écrits beaucoup plus large« (p. 24). Les objectifs visés sont clairs: »éclairer davantage la période pendant laquelle Dominique s’est trouvé en Albigeois et préciser ses liens avec les moniales«, mais aussi »appréhender plus justement la manière dont Dominique fut au XIIIe siècle célébré dans l’office et la manière dont on parle de lui dans les écrits des chroniqueurs, dans les anecdotes recueillies par ses frères et dans la prédication« (p. 24). L’ampleur chronologique est donc nécessairement plus large, dépassant le seul XIIIe siècle pour s’étendre de la fin du XIIe au XIVe siècle; les écrits sont aussi plus divers.
Les textes réunis sont, de fait, très différents les uns des autres. Sont rassemblés ici des lettres de Dominique, des écrits narratifs avec des extraits de chroniques, d’histoires, de récits hagiographiques, mais aussi des textes normatifs, liés à la création de l’ordre, des offices liturgiques ou encore des témoignages et autres documents recueillis à l’occasion du procès de canonisation de Dominique. La distribution chronologique est, sans surprise, très inégale: peu de textes datant du vivant de Dominique ou écrits par lui car les textes antérieurs à 1234, date de la canonisation de Dominique, sont »rares et plutôt laconiques« (p. 25) alors qu’ils sont à la fois plus nombreux et plus variés ensuite.
Rassemblés en un unique volume, ces divers textes permettent de saisir les »variations du regard sur Dominique« (p. 25), les différences dans le récit d’un même texte, tel celui du célèbre »miracle du feu«, mais aussi l’élaboration de »la mémoire de Dominique« (p. 43) au fur et à mesure que les écrits se multiplient et se distinguent, du fait de la tradition orale, des emprunts, des oublis, des ajouts, des passages sous silence aussi et des ajustements qu’implique la satisfaction d’un objectif pastoral ou qu’impose parfois le chapitre général dans sa volonté de façonner une image parfaite du fondateur de l’ordre.
Le volume est organisé en trois grandes parties: »Écrits de Dominique«, »Maturation, naissance et déploiement d’un ordre de Prêcheurs« et »Mémoire de saint Dominique«. Chaque partie, voire chaque sous-partie, s’ouvre par une introduction qui vise à remettre les documents dans leur contexte. Chaque écrit est, ensuite, précédé d’une présentation qui, clairement structurée, donne les éléments de son identification, rappelle les circonstances de sa rédaction, précise sa teneur, sa portée et son audience, puis signale l’édition utilisée, les autres traductions connues et la bibliographie.
La première partie, consacrée aux écrits de Dominique, est sans surprise réduite: trois textes – la lettre de réconciliation de Pons Roger, la sûreté provisoire garantie à Raymond Guilhermy d’Auterive et la lettre aux moniales de Madrid – qui montrent notamment combien son propre mode de vie a pu inspirer les »prescriptions et conseils« (p. 63) donnés par Dominique.
La deuxième partie mêle des textes écrits du vivant de Dominique et des documents rédigés après sa disparition pour que la naissance de l’ordre puisse être, ainsi, »inscrite dans un processus de longue durée« (p. 92). Le lecteur trouve là des témoignages écrits sur l’action de Dominique en Albigeois, sur la création de l’ordre, puis sur son développement, avec une attention particulière portée à la relation de Dominique avec les moniales car celle-ci »contribue à nourrir d’une autre façon notre regard sur ce que fut Dominique« (p. 93). Sont donc rassemblés ici les écrits d’auteurs variés, de Pierre des Vaux de Cernay à Benedetto de Montefiascone en passant par Guillaume de Puylaurens, Bernard Gui, Jacques de Vitry, Salimbene de Adam, Géraud de Frachet, Matthieu Paris ou encore Walter de Gisborough et Burchard d’Ursberg.
La »mémoire de saint Dominique« est au cœur de la troisième partie. Elle s’ouvre par la réunion des documents produits dans le cadre de la canonisation de Dominique: écrits divers de Jourdain de Saxe (de son »Petit livre sur le commencement de l’ordre« à sa lettre à Diane d’Andalo), témoignages produits par les frères dans le cadre du procès de canonisation et, bien sûr, la bulle de canonisation promulguée par Grégoire IX. Sont ensuite réunis les documents relatifs à l’hagiographie de Dominique, des Vies que lui consacrent Pierre Ferrand, Constantin d’Orvieto, Humbert de Romans et Thierry d’Apolda aux chapitres qui le concernent dans les légendiers, de celui de Jean de Mailly à celui de Pierre Calo en passant par ceux de Jacques de Voragine et Bernard Gui. Leur confrontation permet de nuancer l’idée d’une production hagiographique homogène en révélant une véritable »pluralité de portraits« (p. 789).
C’est, ensuite, l’»enrichissement de la mémoire vive« que le lecteur peut apprécier en découvrant des »récits brefs qui rapportent des épisodes particuliers de la vie de Dominique« comme ceux que livrent Géraud de Frachet, Étienne de Bourbon et Thomas de Cantimpré, et des extraits d’ouvrages plus importants qui, telle la »Petite chronique de l’ordre« de Galvano Fiamma, présentent Dominique en l’inscrivant dans l’histoire de l’ordre. Les derniers écrits concernent la prédication sur saint Dominique et le développement de son culte. La lectrice et le lecteur trouvent là les sermons écrits par Guillaume Peyraut, Eudes de Châteauroux, Federico Visconti et Jacques de Voragine, qui insistent sur »le combat conte l’hérésie et la sanctification de l’Église par la prédication« (p. 1260), mais aussi celui, résolument singulier, de Jourdain de Pise qui montre »comment Dominique est devenu saint« (p. 1261). Suivent ensuite les offices liturgiques pour les fêtes de Dominique (24 mai et 5 août) avec la mise à disposition du lecteur de »l’office propre, tel que le chapitre général demandait de le célébrer annuellement dans l’ordre« (p. 1466) et des recueils de miracles, notamment ceux enregistrés à Rouen entre 1261 et 1270 quand les frères cherchent à y implanter le culte du fondateur de l’ordre en mettant en avant des exemples locaux pour mieux retenir l’attention des fidèles.
Si l’étude impose de considérer chaque texte en fonction de ses spécificités, elle doit aussi »les éclairer l’un par l’autre« (p. 55). Rendue plus aisée par la réunion de ces divers documents, cette nécessaire et forcément fructueuse confrontation est encore facilitée par le remarquable index des matières. C’est toujours pour rendre l’exploitation de l’ouvrage plus simple et plus efficace que les auteurs proposent un index des noms de personnes et de lieux, des cartes et plans pour situer l’action de Dominique en péninsule Ibérique, dans le Midi de la France ainsi qu’en Italie du Nord et du centre, un tableau chronologique mettant en parallèle la vie de Dominique, le développement de son culte et la production des écrits, et, enfin, une ample bibliographie. À cela s’ajoute un cahier de 22 photographies en couleurs d’œuvres peintes ou sculptées entre le XIIIe et le XVIIe siècle dont la présentation est faite avec soin, les auteurs ayant même veillé à indiquer la page où trouver la première occurrence des épisodes représentés.
Rendant »accessibles à tous des sources méconnues et insoupçonnées« et ce, »le plus souvent, pour la première fois«, le volume impressionne tant par sa richesse que par le souci qu’ont eu les auteurs d’offrir un ouvrage utile et aisément utilisable. Aboutissement de plusieurs années de travail, l’ouvrage s’impose, à l’instar du »Totum« franciscain édité en 20101, par sa rigueur, par l’ampleur de son apparat critique et par la qualité des outils qui permettent son exploitation, comme un modèle du genre. Il trouvera, pour cela, sa place dans les bibliothèques de ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’ordre dominicain évidemment, mais aussi, plus largement, à l’histoire religieuse et à l’histoire des textes.
Pour ce volume qui ouvre, en les facilitant, d’évidentes perspectives de recherche et pour la leçon de rigueur qu’ils donnent en nous offrant ce livre, nous ne pouvons que remercier chaleureusement Nicole Bériou et Bernard Hodel, ainsi que Gisèle Besson et tous ceux qui ont contribué à cette magistrale entreprise.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Esther Dehoux, Rezension von/compte rendu de: Saint Dominique de l’ordre des frères prêcheurs. Témoignages écrits fin XIIe–XIVe siècle. Textes traduits, annotés et présentés par Nicole Bériou et Bernard Hodel avec la collaboration de Gisèle Besson, Paris (Les Éditions du Cerf) 2019, 1768 p., 22 ill. en coul., ISBN 978-2-204-09756-7, EUR 40,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73210