Ce sixième volume rassemble 27 communications issues d’un colloque international qui s’est tenu à Brest du 12 au 14 décembre 2017. En réaction à cette sorte de »mythe« de l’existence d’une littérature médiévale bretonne originelle désormais perdue qui serait la source des textes de la matière de Bretagne (expression problématique puisqu’elle entretient la confusion entre la notion de source et celle de sujet du récit), l’ouvrage questionne les disciplines – philologie, linguistique, littérature, histoire, archéologie, histoire de l’art – qui s’appliquent aux Bretagnes médiévales. La démarche, tout à la fois critique et épistémologique, permet d’établir une histoire croisée de ces disciplines, de mesurer leurs apports spécifiques, d’apprécier la remise en cause récente de leurs questionnements et de leurs méthodes, ainsi que de prendre en compte les nouvelles branches disciplinaires comme la sociolinguistique, l’archéogéographie ou encore la génétique.
L’approche comparatiste permet encore de mesurer les apports épistémologiques d’une démarche inter- et transdisciplinaire ainsi que de ses limites. L’objectif est de démanteler les idées reçues ainsi que les implications idéologiques et politiques (romantisme, nationalisme …) qui ont initialement guidé des recherches, fondement de représentations savantes et populaires. Il s’agit encore de préciser – tant pour le monde scientifique que pour le grand public – les enjeux des recherches actuelles, puisqu’en repensant le rapport entre études celtiques et études médiévales, l’ouvrage appelle à redéfinir les objets d’études et à renouveler les méthodes d’approche. Cette réflexion critique et épistémologique donne un livre ambitieux.
La première partie (»Fonder«) revient sur les études fondatrices (première moitié du XIXe–milieu du XXe siècle) menées sur la langue, la littérature et l’histoire des Bretagnes médiévales, pour en apprécier les fondements, leurs a priori etleurs limites. Celles du chevalier de Fréminville qui parcourt la Bretagne (Patricia Victorin) et du français Alfred Erny, le Pays de Galles (Heather Williams), sont émanées d’antiquaires nostalgiques et romantiques; étrangères à toute analyse littéraire des textes, elles illustrent le médiévalisme ambiant.
Afin d’établir l’origine celtique des romans arthuriens, Hersart de La Villemarqué est le premier à en proposer une approche scientifique; peu méthodique, elle fut très critiquée mais n’en resta pas moins prégnante (Goulven Péron). Cependant, concernant l’étude de la langue bretonne, l’héritage méthodologique de La Villemarqué est repris par Émile Ernault qui, acquis à l’idée d’une langue originelle commune au breton et au gallois, estime qu’il faut en collecter les éléments les plus anciens menacés de disparition; cette philologie d’urgence le conduit également à proposer une unification du breton puis la réforme KLT de 1908 (Nelly Blanchard). Au tournant des XIXe siècle et XXe siècle, avec Gaston Paris et Joseph Bédier, la matière de Bretagne n’est plus considérée fondamentalement comme celtique mais de langue romane, Gaston Paris estimant que c’est grâce aux auteurs français que le mythe de Tristan a perduré et s’est, en partie, enrichi, alors que Joseph Bédier minimise l’apport celtique dans ces récits (Ursula Bähler). Ferdinand Lot se singularise par une lecture hypercritique des sources considérées en tant qu’elles-mêmes et adopte une approche historiciste des textes littéraires, en particulier des récits hagiographiques (Agnès Graceffa). Edmond Faral, quant à lui, réduit l’influence celtique sur la matière de Bretagne, son obsession de la romanité le conduisant à souligner la filiation entre littérature latine et littérature médiévale française (Alain Corbellari). À Cambridge, Hector et Nora Chadwick enquêtent sur les littératures héroïques et épiques considérées comme sources informant sur l’origine des nations, en mêlant, dans une perspective universaliste, pluridisciplinaire et pluriculturelle, témoignages archaïques et textes plus tardifs (Alban Gautier).
La deuxième partie (»Enrichir«) montre comment, au cours du XXe siècle, les problématiques initiales se sont enrichies et complexifiées. Alors, une approche nouvelle des documents s’impose: n’étant plus considérés comme de simples réceptacles d’informations, ils sont étudiés pour eux-mêmes en tenant du contexte de leur production et des traditions dans lesquelles ils s’inscrivent. Ainsi, pour les gloses en vieux-breton, leur étude ne se limite plus à leur simple aspect linguistique, elle prend en compte les autres gloses rédigées notamment celles en latin, les intentions du glossateur, la tradition des manuscrits glosés et leur perspective culturelle (Pierre-Yves Lambert). Les débats de la Mabinogionfrage (et plus largement le »débat celtique«)firent apparaître que les auteurs de la matière de Bretagne, à l’image de tous les auteurs médiévaux, ne sont pas de simples transcripteurs de traditions orales mais des auteurs, ayant des préoccupations esthétiques, ce qui pose la question de l’attente des lecteurs, et insère chaque auteur dans une lignée littéraire (Patrick Morvan).
La question des emprunts et des niveaux d’interprétation, que révèle l’intertextualité, est illustrée par une étude sur l’évolution du traitement de la folie dans la littérature médiévale irlandaise (Anna Matheson). Concernant les Vies des saints armoricains, le point de vue de La Borderie qui les promouvait au rang de source et faisait de ces saints les fondateurs temporels et spirituels de la nation bretonne, est rejeté. Le réexamen des Vies montre que les hagiographes les recomposent à partir de matériaux existants et en fonction d’enjeux qui leur sont contemporains, révélant ainsi des tensions qui échappent aux autres types de documentation (Pierre-Yves Bourgès). Toutefois, en raison de la tradition littéraire irlandaise qui inclut des éléments préchrétiens, demeure la possibilité d’étudier la mythologie celtique antérieure au christianisme (Gaël Hily).
À la lumière de l’anthropologie historique, l’étude du prélèvement seigneurial ouvre de nouvelles voies d’appréhension de la seigneurie et des communautés paysannes, des rapports d’autorité, des stratégies sociales, de leur insertion dans les circuits économiques et des influences extérieures (Brice Rabot). L’archéologie peut également aboutir à des lectures enrichies, à l’abbaye de Beauport la juxtaposition d’éléments perçus comme romans et d’autres comme gothiques ainsi que le polylithisme ne révèlent pas un retard de la diffusion des formes gothiques en Bretagne, idée longtemps acceptée en raison du topos de l’archaïsme de la Bretagne, mais la hiérarchie des espaces (Cédric Jeanneau). Les églises paroissiales, surtout les petites qui ont peu suscité l’intérêt des chercheurs, ont été longtemps vues comme l’expression d’un art populaire naïf exercé par le peuple et pour le peuple, alors qu’elles révèlent la volonté de leurs commanditaires et la pénétration du gothique flamboyant en Bretagne, à partir des années 1420, qui s’accommode, ici comme ailleurs, de particularismes locaux.
La troisième partie (»Démanteler«) montre que la déconstruction d’idées ou de systèmes jusqu’alors acceptés exige de s’interroger sur les usages des mots et des concepts employés, sur la fonction de ces usages ainsi que sur les présupposés de leurs auteurs, et les expliquer. Malo Morvan souligne que les usages discursifs, dans les dictionnaires bretons, du mot »Celtes« ont radicalement changé depuis le XVIIIe siècle en raison de son implication dans la recherche d’origine des peuples, et Richard Glyn Roberts, à propos des locuteurs du gallois depuis 1540 jusqu’à nos jours, que la notion de »celticité« est un autre exemple de catégorisation identitaire en lien avec un mythe d’origine.
David Floch revient sur les travaux de Léon Fleuriot et sa conception d’un »monde brittonique« matriciel existant des deux côtés de la mer à la fin de l’empire romain. Selon L. Fleuriot, en cette période d’unité linguistique, Arthur est le symbole de l’unité de tous les Bretons et la matière de Bretagne l’expression du sentiment de cette unité. Aussi dans une telle perspective, l’étude du passé breton se résume à la recherche des traces de ce passé, et non à l’analyse d’une élaboration dans des discours rétrospectifs.
Déconstruire reste toujours d’actualité comme l’établit Sébastien Carney qui analyse la vision de la Bretagne médiévale diffusée par le magazine »Breton«. Pour ce mook,qui vante la Bretagne qui réussit, celle-ci aurait connu son âge d’or avant son union avec la France, et un tel acmé ne peut se reproduire que si à la réussite économique est associée à une autonomie administrative plus grande. Céridwen Lloyd-Morgan signale que, jusqu’à la fin du XXe siècle, au travers des études des contes arthuriens en gallois, il s’agissait, pour les érudits gallois, d’établir l’antériorité de ces œuvres, gage de leur rôle fondateur dans la légende arthurienne, et preuve de l’originalité galloise face aux Anglais qui ont colonisé le Pays de Galles.
Yves Le Berre rappelle que la littérature en »moyen breton« n’apparaît, sous forme imprimée, qu’au début du XVIe siècle. Pourtant ces textes ont été systématiquement qualifiés de médiévaux, dans le but de rechercher une langue plus ancienne, alors que le système de versification, supposé archaïque, était invoqué pour démontrer la continuité de cette littérature depuis les origines; ce qui a conduit à négliger l’étude de ces œuvres, expression d’une littérature, certes héritière du Moyen Âge, mais en y mêlant des traits déjà modernes, et donc inventive et nouvelle.
Enfin, la quatrième partie (»Renouveler«) envisage, à partir de cinq exemples, les modalités de renouvellement dans différentes disciplines consacrées aux Bretagnes médiévales. Chaque étude démontre l’intérêt de faire appel à d’autres disciplines, parfois très éloignées, de croiser méthodes et savoirs afin de changer de perspective sur l’objet étudié et d’envisager des échelles spatiales différentes. En littérature, à travers l’exemple irlandais situé en périphérie de »francophone médiévale«, Keith Busby propose une relecture historico-conceptuelle de certains romans de la matière de Bretagne, qui révèle que certains textes reflètent des préoccupations géopolitiques des XIIe et XIIIe siècles en relation avec la conquête de l’Irlande à partir de 1169 par les Anglais.
En linguistique, Yannick Mosset applique la méthode stylistique à la littérature médiévale, et montre que cette méthode n’est pas incompatible avec la philologie traditionnellement employée. En archéologie altimédiévale, Isabelle Catteldu observe que, dès le IIIe siècle en Bretagne, l’espace rural se recompose, ainsi que l’occupation du sol et les centres de pouvoir. Selon les régions et même selon les terroirs, ces transformations prennent des formes différentes. Cette diversité témoigne d’influences extérieures variées et d’une importante porosité entre des sociétés multiculturelles. Magali Watteaux expose que le bocage breton est un »objet en crise«, le concept étant devenu un »collecteur hypertrophié« de réalités et de discours variés, c’est-à-dire une construction intellectuelle, et, de plus, en Bretagne, un »objet identitaire«. Il faut isoler des objets (haie, parcellaire, habitat …) et leur dynamique, en mettant la focale sur le processus de l’embocagement, en adoptant une approche archéogéographique, et en recourant au concept de »transformission« (transformation et transmission).
Enfin, Nadine Pellen constate que les cas de mucoviscidose (maladie génétique héréditaire) sont plus élevés en Bretagne, en particulier dans le Finistère, que dans le reste de la France. Une recherche génétique et généalogique permet d’identifier des foyers anciens dans les zones littorales occidentales de la Bretagne et établit des rapprochements entre l’Irlande et le bas Léon d’une part, le Pays de Galles et le pays bigouden, d’autre part, et pose l’hypothèse d’une entrée maritime ancienne des principales mutations de cette maladie.
L’ouvrage comporte, et c’est à noter dans le cadre de la publication d’actes, un indexnominum particulièrement précieux.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Alain Gallicé, Rezension von/compte rendu de: Hélène Bouget, Magali Coumert (dir.), avec la collaboration de Malo Adeux et Manon Metzger, Histoires de Bretagne. Vol. 6: Quel Moyen Âge? La recherche en question, Brest (Éditions du CRBC) 2019, 556 p., ISBN 979-10-92331-45-5, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73213