Avec »Epitaph for an Era«, Mayke de Jong publie le résultat de longues années de réflexion sur une des sources les plus difficiles du IXe siècle. En cela, cet ouvrage se situe dans la continuité du précédent ouvrage publié en 2009, »The Penitential State«, dans lequel l’historienne était parvenue à tracer avec finesse les contours des mentalités politiques des temps carolingiens. Cet ouvrage a fait date, à juste titre. Il est donc naturel que les attentes aient été grandes pour celui-ci.
Son sujet n’a rien de simple. Dans l’épitaphe qu’il consacre à son ancien maître Wala, abbé de Corbie et palatin du plus haut rang, le moine Pascase Radbert revient sur les révoltes contre l’empereur Louis le Pieux qui ont marqué la dynamique politique du IXe siècle. Pour ce faire, il compose deux longs dialogues entre moines – chacun formant un livre –, d’un latin difficile, riches d’évocations scripturaires et littéraires, chargés d’allusions et de secrets qui confondent encore les historiens. La complexité de la matière historique et philologique de cette épitaphe explique sans doute qu’il n’y ait pas, à ce jour, de traduction satisfaisante. Mayke de Jong entend y remédier d’ici peu, avec le concours du latiniste Justin Lake (»Confronting Crisis in the Carolingian Empire«, 2020). Les deux ouvrages, commentaires et traductions, sont appelés à se compléter.
Contrairement à son précédent ouvrage, Mayke de Jong ne propose pas ici une thèse ou une clef de lecture qui pourrait servir de passe-partout, car le sujet du livre s’y prêterait mal. Dans »Epitaph for an Era«, le lecteur trouvera plutôt une série d’études brossées selon différents points d’observation pour saisir le chef-d’œuvre de Radbert sous tous ses angles. Il est d’abord question du parcours des protagonistes, d’abord Wala, mais aussi Radbert et leur prédécesseur, Adalhard de Corbie (ch. 2), puis du rapport qu’ils ont entretenu avec la cour impériale, particulièrement en tant qu’abbés de Corbie (ch. 3).
De là, Mayke de Jong consacre la plus grande partie de son analyse aux procédés rhétoriques de Radbert, en considérant ses principaux modèles (ch. 4), ses choix argumentatifs (ch. 5) et son utilisation des pseudonymes pour désigner les personnages historiques qui font leur apparition dans le texte (ch. 6). Ceci fait, elle peut consacrer la dernière partie de son ouvrage à la contribution de cette source hors du commun à notre connaissance de la culture politique de son temps, à commencer par son traitement des rebellions contre Louis le Pieux (ch. 7) et son lexique politique (ch. 8), avant de conclure sur une étude comparative de l’épitaphe avec les sources contemporaines qui la rejoigne dans son originalité: le »Manuel« de Dhuoda et l’»Histoire« de Nithard (ch. 9). Une des qualités les plus appréciables de cet ensemble est de proposer une synthèse critique des travaux qui ont été menés sur cette épitaphe depuis le XIXe siècle dans toutes les langues majeures de la recherche en histoire du Moyen Âge. Ce livre est modeste par sa taille, mais il montre la générosité d’une somme.
Cela ne veut pas dire qu’il n’offre rien de neuf. D’emblée, son auteure souligne que les historiens font une lecture de l’épitaphe à Wala qui se résume trop souvent à la recherche d’informations factuelles sur la crise du règne de Louis le Pieux. Le fait est que Pascase écrit le premier livre de son épitaphe avec un certain recul, entre 836 et 840. Plus encore, il compose le deuxième livre, plus riche de matière événementielle, vingt années plus tard. Ces vingt années ont été mouvementées, autant pour Pascase que pour Corbie et pour l’empire des Francs: il y a donc une erreur de perspective dans l’utilisation de l’épitaphe comme carrière de faits, sans considérer que Pascase écrit avec du recul.
L’auteure entend corriger ce problème en offrant toute l’information nécessaire pour replacer l’épitaphe dans son contexte de composition. C’est une idée simple, nécessaire, et pourtant nouvelle. Elle y parvient, jusqu’à un certain point.
Mayke de Jong publie donc bien plus qu’une synthèse; son livre offre une boîte d’outils précis et utiles. Il faut souligner les traductions de longs passages clefs, soutenues par une analyse souvent inspirée, fruit d’une longue fréquentation de l’œuvre. Le traitement des pseudonymes offre un bel exemple de cet outillage; elle parvient d’ailleurs à résoudre de façon convaincante une énigme difficile, restée sans solution jusque-là: l’utilisation à deux reprises du nom Justinien pour désigner Louis le Pieux (p. 141–144). Ses quelques pages sur le silence de Radbert au sujet de Charles le Chauve sont aussi particulièrement stimulantes (p. 146–148).
Elle revient avec tout autant d’inspiration sur une lettre de Loup de Ferrières, mal comprise jusqu’ici, et qui pourrait permettre de comprendre la déposition de Radbert comme abbé de Corbie et donc d’éclairer sa composition du deuxième livre de l’épitaphe (p. 64–68). L’état de la recherche portant sur les pseudo-Isidoriens est particulièrement bienvenu (p. 199–205). Au-delà de ces contributions ponctuelles, l’auteure revient sur la façon dont Radbert justifie l’action politique de Wala, et donc la sienne, en évoquant la dilectio, l’amor, c’est-à-dire l’amour qui fonde la fidélité: s’il est une force qui a poussé Wala à agir contre la volonté de l’empereur, c’est son amour pour lui. Ici, Mayke de Jong souligne un aspect important de l’analyse de Radbert, qui éclaire toute sa composition (p. 11, 22–25).
De façon générale, l’auteure ramène l’épitaphe au niveau de son auteur, c’est-à-dire d’un moine qui fut d’abord un grand lettré, un exégète, un homme de cour, éventuellement un abbé de Corbie, et le fidèle de son personnage, Wala. Elle aborde tous les éléments utiles à la compréhension de l’homme et de son œuvre avec une détermination qui ne manque pas d’idées et qui ne s’arrête pas aux »faits«. Il y a matière à s’en féliciter.
Bien entendu, les meilleurs livres ont leurs limites, et il est dans la nature des programmes les plus ambitieux de ne pas atteindre tous leurs objectifs. Nous retiendrons deux de ses limites. La première tient d’un détail factuel, sans grande importance pour ce livre, mais susceptible d’intéresser certains lecteurs. La deuxième est plus importante, mais aussi plus discutable.
L’épitaphe évoque le mariage de Wala avant son entrée au monastère. Mayke de Jong déduit de ce passage que son épouse était la sœur de Guillaume de Gellone, ce qui aurait fait de lui l’oncle par alliance de Bernard de Septimanie – personnage qui concentre sur lui toute la détestation de Radbert (p. 25, 154–155). Cette lecture erronée tient à une mauvaise identification des personnages désignés par les pronoms relatifs, à partir de la phrase ei pater eius et ipse amicissimi fuerant (»le père [de la bête] et [la bête même] avaient été des amis pour lui«) (p. 155). La bête, c’est Bernard, le responsable du désordre à la cour. Or, le même pronom revient dans la phrase suivante pour désigner la sœur qui fut l’épouse de Wala: c’est bien la sœur de la bête.
Du reste, l’argument de la différence d’âge probable entre Wala et cette personne ne tient pas à grand-chose. En somme, le beau-frère de Wala, c’est Bernard. Un autre problème du même genre, de peu de conséquences: l’explication du récit de la charte volée ne rend pas bien que la supercherie, c’était d’avoir caché la charte pour la rendre à son propriétaire sans qu’il le sache (p. 109). Ces imprécisions tiennent sans doute de la publication de la traduction après le livre, plutôt que l’inverse.
La deuxième réserve est plus importante. Mayke de Jong se donne le projet de relire l’épitaphe du point de vue de son auteur. En ce qui concerne le deuxième livre, écrit dans la deuxième moitié des années 850, les résultats sont maigres. Certes, les sources le sont aussi et il est difficile d’en tirer grand-chose. L’auteure s’attarde sur une charte synodale qui montre Radbert agissant en tant qu’abbé défendant les droits de son monastère (p. 57–64). Nous avons déjà mentionné ses observations perspicaces sur la lettre de Loup de Ferrières. Malheureusement, elle ne va pas plus loin. La question du public visé, par exemple, n’apparaît que pour être écartée, en supposant que Radbert avait l’ambition de dépasser le cercle des plus fins lettrés du monastère.
Il y a sûrement là un signe de prudence, car les sources manquent sur les années de retraite de Radbert à Saint-Riquier. Mais il aurait été intéressant de suivre l’enquête plus loin, dans ces années troubles du règne de Charles le Chauve: l’auteure souligne elle-même l’absence criante de ce souverain dans l’épitaphe, de même que l’enfermement de son neveu Charles d’Aquitaine à Corbie au début des années 850. Lorsque le manque de sources force à se contenter de conjectures, celles des meilleurs esprits ont une valeur particulière. En conséquence, le lecteur aurait aimé en savoir plus sur ce que pourrait proposer Mayke de Jong, assurément la grande spécialiste.
Enfin, si la composition et le niveau de correction de l’ouvrage sont très bons dans l’ensemble, les passages latins cités en note présentent de nombreuses erreurs. La très grande majorité d’entre elles ne prêtent pas à confusion et tiennent du détail graphique sans importance. Cependant, il arrive tout de même qu’un mot soit absent (p. ex. uxorem – p. 155, n. 18; secundum – p. 194, n. 69). En un endroit, la traduction oublie plusieurs mots du texte latin (Exercitus totius patriae [...] aut caeduntur gladiis – p. 152, n. 5). Ce nonobstant, l’essentiel reste intact: les traductions ne sont pas affectées par ces bévues ni l’analyse elle-même, mais le lecteur intéressé par ces passages devra garder l’œil sur l’édition critique, sur le manuscrit accessible en ligne, ou se référer à la traduction en cours de publication.
Nous avons ici un livre sur un sujet particulièrement difficile, un livre auquel une des rares spécialistes a consacré beaucoup de temps et d’énergie. Le résultat est à l’avenant. Le lecteur y trouvera nombre de clefs de lecture essentielles de l’épitaphe pour Wala, qu’il pourra bientôt compléter avec sa traduction. Au-delà du traitement de l’œuvre de Radbert, Mayke de Jong réussit une nouvelle fois à évoquer le vaste cadre de la culture politique carolingienne, en partant d’un objet d’étude limité en apparence seulement.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Martin Gravel, Rezension von/compte rendu de: Mayke de Jong, Epitaph for an Era. Politics and Rhetoric in the Carolingian World, Cambridge (Cambridge University Press) 2019, XXII–262 p., 4 b/w tab., 1 map, ISBN 978-1-107-01431-2, GBP 75,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73217