Cet ouvrage collectif résulte des travaux en cours du groupe de recherche constitué en 2011 sur les pratiques de l’écrit du duc Jean de Berry, coorganisé par Olivier Mattéoni et Olivier Guyotjeannin, soutenu par l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et l’École nationale des chartes, et découle plus précisément de journées d’études organisées en 2016 dans le cadre des commémorations du 600e anniversaire de la mort de ce prince. Un rappel biographique effectué par les deux directeurs de la publication sur le gouvernement de Jean de Berry permet de restituer le contexte dans lequel celui-ci dirige sa principauté apanagée dans la seconde moitié du XIVe et au début du XVe siecle.
Bien qu’il soit évidemment connu des chercheuses et chercheurs, en particulier pour son mécénat artistique, il est rappelé que peu de travaux ont succédé aux ouvrages que lui ont consacré Françoise Lehoux et Françoise Autrand, encore moins sur le thème des pratiques de l’écrit. Le point historiographique sur le sujet est à ce titre bienvenu, en rappelant notamment la force des deux ouvrages fondateurs des travaux sur la diplomatique que sont le congrès international de diplomatique de Munich publié en 1984, ainsi que l’ouvrage collectif sur les chancelleries princières de la fin du Moyen Âge paru en 2011.
La question de l’imitatio regis dans les chancelleries princières est au cœur du questionnement des contributions, en insistant aussi sur la nécessité de mener des comparaisons entre principautés et surtout d’éditer les actes princiers du Moyen Âge; les directeurs soulignent par exemple le déséquilibre connu pour les éditions des actes bourguignons, qui concernent le plus souvent les principautés du Nord ou Pays-Bas bourguignons, comme le montre également l’historiographie générale de ces territoires, bien que de récents travaux tendent à combler cet écart.
Les trois premiers articles, consacrés aux pratiques de l’écrit du duc, montrent que celles-ci sont largement semblables à celles de la chancellerie royale, parfois avec quelques adaptations. Les variations de la titulature princière traduisent par exemple l’adaptation de sa chancellerie au type d’acte ou au contexte dans lequel celui-ci est produit. La signature autographe, très élaborée, est elle aussi inspirée des pratiques royales, en particulier de la signature de Jean II le Bon, père du duc de Berry. Il est en outre souligné que le prince, avec son père et le roi Charles V, sont parmi les premiers à user de signatures manuelles en France dans la seconde moitié du XIVe siècle; très présente dans les manuscrits de la bibliothèque du duc, elle se développe aussi dans les actes hors chancellerie tels que les lettres closes, tandis qu’elle demeure rare dans ceux de la chancellerie si l’on excepte les actes diplomatiques comme les traités d’alliance. Par ailleurs, l’analyse des sceaux de Jean de Berry révèle l’évolution de ses trois grands sceaux équestres, tandis que le prince adopte tôt des symboles fixes que sont l’ours et le cygne, au contraire de son frère aîné Louis d’Anjou. En revanche, et à l’instar de ce dernier lui aussi apanagé par le roi, il use d’un sceau en pied qui semble caractéristique, par ses aspects architecturaux notamment, de cette catégorie particulière de princes, tandis que son dernier grand sceau de la fin du XIVe siècle traduit davantage la revendication de son ascendance luxembourgeoise et impériale.
L’adoption des pratiques royales se retrouve encore dans les institutions créées par Jean de Berry dans sa principauté, autant que dans les monuments bâtis sous son gouvernement. La Chambre des comptes de Bourges, fondée en 1379, illustre particulièrement cette inspiration des institutions royales, qu’adoptent aussi nombre d’autres principautés durant le XIVe siècle. Son existence, vecteur de concentration des comptabilités princières par laquelle elles doivent être contrôlées, explique notamment la conservation de certains comptes, dont l’exploitation par Thomas Rapin souligne la structure homogène autant que la nécessité de procéder à des analyses codicologiques pour reconstituer des fonds très dispersés. Les comptes de constructions fournissent ainsi de précieuses informations sur les modalités de rétribution sur les divers chantiers notamment par le premier maître des œuvres, qui n’est toutefois pas le seul habilité à payer les artisans et autres constructeurs. L’auteur souligne en particulier l’exclusion de ces comptes des artistes, qui sont directement rémunérés par le prince dans les comptes de l’hôtel, comme on le constate encore dans d’autres principautés contemporaines. L’analyse des comptabilités montre également que les contrôles effectués par la Chambre des comptes sont menés par des officiers issus de diverses professions, tant clercs que laïcs.
L’imitatio regis, l’emprunt des pratiques scripturaires de Jean de Berry à celles de la chancellerie royale, s’explique notamment par la circulation des officiers entre le royaume et les principautés à la fin du Moyen Âge, lesquels sont régulièrement formés à Paris, comme l’ont montré précédemment d’autres chercheurs pour d’autres principautés telles que le comté de Bourgogne, terre impériale largement »francisée« pour reprendre l’expression de Pierre Gresser1. L’adoption des pratiques royales, mais aussi leur adaptation aux différentes principautés permettent ainsi au prince d’asseoir son pouvoir sur les territoires qu’il gouverne. L’usage du titre de fils de roi de France, en usage depuis le XIIe siècle en France, souligne en outre pour le prince son appartenance à la lignée royale, et Jean de Berry agit en cela de la même manière que ses frères comme Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, ou encore comme d’autres princesses contemporaines telles que Marguerite de France, fille du roi Philippe V le Long, comtesse d’Artois et de Bourgogne de 1361 à 1382.
La dimension comparative est l’un des axes majeurs de cet ouvrage. Les cinq contributions relatives à d’autres royaumes, comme l’Angleterre ou la Navarre, ou d’autres principautés telles que les duchés de Bretagne ou de Bourbon, permettent de mettre en perspective l’influence royale sur les pratiques scripturaires du duc de Berry autant que sa large diffusion durant le XIVe siècle. L’exemple le plus proche est sans doute celui du duc de Bourbon Louis II, dont les pratiques sont largement empruntées à celles du roi de France, le duc étant par ailleurs proche du pouvoir royal, étant notamment un oncle de Charles VI.
Les pratiques bretonnes s’avèrent également influencées par celles de la chancellerie royale, mais Jean IV les adapte surtout au profit de la construction de sa propre souveraineté. Ce dernier exemple, de même que celui du roi de Navarre et comte d’Évreux Charles II, souligne en outre l’intérêt des pratiques de l’enregistrement, que Jean de Berry ne semble étonnamment pas avoir adoptées. L’imitatio regis constatée dans le duché de Bourbon est également relevée, de manière plus nuancée, dans les territoires angevins, comme en témoignent les pratiques de la chancellerie provençale sous Louis Ier d’Anjou; dans le premier cas, l’analyse des lettres de rémission illustre parfaitement ce fait, tandis que dans le second, qui s’appuie sur un »journal« tenu par le chancelier Jean le Fèvre, Jean-Michel Matz insiste sur la nécessité d’analyser les pratiques de la grâce du prince angevin dont plusieurs exemplaires sont conservés pour la seconde moitié du XIVe siècle. La diversité de la titulature du prince, selon la nature des documents et les contextes de production, est aussi remarquable chez les princes de Galles analysés par Sean Cunningham et Paul Dryburgh que chez Jean de Berry. L’exemple du roi de Navarre souligne en outre l’importance de la langue employée dans les actes de chancellerie, dans la lignée des travaux menés par S. Lusignan, de même que son pragmatisme entre les actes rédigés en navarrais, en latin ou en français, ce dernier étant notamment dû aux pratiques en cours dans son comté d’Évreux, qu’il importe avec ses officiers lorsqu’il s’installe en Navarre.
Les trois dernières contributions sont consacrées à l’état des sources et à l’intérêt d’éditer les actes princiers. La difficulté à réunir l’ensemble de la documentation produite par Jean de Berry est mise en exergue, en raison des nombreux territoires qu’il a été amené à gouverner en tant que duc, mais aussi au titre de lieutenant général du roi comme ce fut le cas en Languedoc. Les directeurs du groupe de recherche n’en estiment pas moins le corpus des actes à environ 500 à 600 documents, le situant ainsi entre les ensembles documentaires des ducs de Bourbon et de Bretagne Louis II et Jean IV, qui gouvernent durant la même période que Jean de Berry. Le bilan proposé des entreprises d’éditions d’actes princiers menées depuis le XIXe siècle rappelle que ce genre documentaire demeure un parent pauvre parmi les éditions de sources médiévales, et souligne l’intérêt de numériser et d’encoder les anciennes publications ainsi que de procéder désormais à des éditions numériques, qui offrent une plus grande souplesse pour publier des corpus d’actes parfois imposants, en particulier dans le cas des rois, princes et princesses de la fin du Moyen Âge. L’édition imprimée ne doit pas pour autant être totalement abandonnée, comme en témoigne le dossier présenté de deux documents issus du fonds de la Sainte-Chapelle de Bourges, conservés aux archives départementales du Cher, qui constitue un fonds particulièrement riche en actes produits par Jean de Berry. Les multiples annexes situées à la fin des diverses contributions sont particulièrement appréciables, qu’il s’agisse de photographies des signatures princières et royales, des sceaux ou encore de la synthèse proposée des éditions d’actes princiers médiévaux dans leurs versions imprimées et numériques. Cet ouvrage, qui ne constitue qu’une étape dans le projet en cours sur les actes du duc de Berry, souligne tout l’intérêt de l’étude des pratiques de l’écrit de ce prince autant que celui de les comparer avec celles d’autres princes et rois de la même époque, portant ainsi de nombreuses perspectives de recherche sur cette thématique actuellement très dynamique.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Rudi Beaulant, Rezension von/compte rendu de: Olivier Guyotjeannin, Olivier Mattéoni (dir.), Jean de Berry et l’écrit. Les pratiques documentaires d’un fils de roi de France. Actes des Journées d’études des 16 et 17 juin 2016, Bourges, hôtel du département et archives départementales du Cher, Paris (Publications de la Sorbonne/École nationale des chartes) 2019, 314 p. (Histoire ancienne et médiévale, 159; Études et rencontres de l’École des chartes, 54), ISBN 979-10-351-0285-2, EUR 27,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73220