Si les travaux sur les pratiques de l’écrit se multiplient, ils négligent parfois trop les acteurs de ces pratiques, c’est-à-dire les scribes eux-mêmes. C’est fort de ce constat que les éditeurs de ce volume ont réuni un colloque sur le sujet à Namur en 2012, colloque dont les actes sont enfin publiés.
La première section porte sur les scribes ecclésiastiques, mais d’une manière assez révélatrice des choix opérés actuellement par les chercheurs, elle ne compte que quatre communications. Encore Andrea Puglia montre-t-il surtout comment en Toscane méridionale les évêchés ont certes pu, aux Xe–XIIe siècles, utiliser des clercs habiles en droit et en écriture, mais ceux-ci venaient en quelque sorte en concurrence avec les notaires, tandis que dans les milieux urbains apparaissaient d’autres spécialistes de l’écrit.
Difficile, à Saint-Aubin d’Angers aux XIe et XIIe siècles, de connaître la formation ou la carrière monastique, mais Chantal Senséby montre bien la diversité de leur talent et leur capacité à utiliser toutes les ressources de l’écrit pour adapter celui-ci aux circonstances et aux objectifs. À l’abbaye d’Aulps, un fait notable est le rôle joué au XIIIe siècle par des curés de paroisses rurales, avant l’entrée en scène de l’officialité de Genève, et enfin, aux XIVe–XVe siècles, la nomination par l’abbaye d’un »notaire« exclusivement attaché au monastère (Arnaud Delerce). Bernard Andenmatten et Nadia Togni présentent un remarquable manuscrit, le majus minutarium de l’abbaye d’Agaune, dans lequel, au XIIIe siècle, des moines de l’abbaye enregistraient non seulement les actes concernant leur monastère, mais également des actes qui leur étaient soumis par des particuliers soucieux de s’assurer de la validation et/ou de la conservation de leurs actes. Enfin, Maria Cristina Cunha et Maria João Silva présentent quelques scribes épiscopaux portugais, qui à cette activité ajoutaient éventuellement celle d’écolâtre ou d’archiviste.
Les chancelleries royales n’ont pas été oubliées par les éditeurs. Ainoa Castro Correa retrace la carrière du scribe Pedro Kendúlfiz: mais en fin de compte celui-ci n’a que très peu œuvré pour les rois de León (deux actes conservés seulement), puisqu’il est entré assez vite à l’abbaye de Sahagún, avant de devenir évêque d’Astorga (1042–1051). Le contexte change complètement avec les scribes d’Henri II Plantagenet: ils étaient bien plus nombreux, bien plus prolifiques. Mais ils gardaient chacun, notamment dans leur écriture, leurs particularités, puisque selon Nicholas Vincent ce n’est que vers 1240 que les écritures royales anglaises deviennent stéréotypées.
Les scribes des chancelleries princières sont ceux qui ont le plus retenu l’attention du colloque. Thérèse de Hemptinne, à la recherche du scribe du »Gros Brief«, un compte de Flandre daté de 1187, cherche les breviatores et montre que nombreux étaient les clercs qui concouraient à la gestion des finances comtales.
Els De Paermentier parvient à identifier trois scribes au service de la comtesse de Flandre Jeanne (1212–1244), dont l’un, Gilles de Bredene, prévôt du chapitre Saint-Pierre de Douai, receveur général du comté, fit une brillante carrière. Celle d’Allinus de Haarlem, étudiée par Jan Burgers, est plus contrastée. Chapelain des comtes de Hollande, il fit un mauvais choix lors d’une guerre de succession en 1203, fut fait prisonnier, et après son libération, rentré dans l’abbaye d’Egmond où il était moine, il réécrivit et poursuivit les annales de ce monastère en faveur du vainqueur, le comte Guillaume. Chez les comtes de Hainaut (1280–1345), Valeria Van Camp montre que la plupart des scribes étaient clercs et bénéficiers, parfois notaires. Il y avait cependant aussi quelques laïcs, dont l’un au moins travaillait aussi pour une administration urbaine.
En Provence angevine, entre le milieu du XIIIe siècle et la fin du XIVe, Thierry Pécout présente quelques grandes figures de clercs, comme Hugues Honorati, magister, notaire, archivaire, présent dans de multiples dossiers, dont le cas illustre bien l’arrivée progressive dans l’administration comtale d’un personnel très spécialisé et compétent. C’est finalement un personnage un peu semblable que Mathias Bouyer identifie au service des ducs de Bar vers 1400: Clarin de Crépey, de formation évidemment différente, mais qui lui aussi s’enrichit fortement au service de son seigneur. Un autre cas intéressant, mis en lumière par Francisco Javier Álvarez Carbajal, est celui de la famille Ruiforco, c’est-à-dire un père et son fils, vivant à la fin du XVe siècle, notaires publics et laïcs agissant pour le compte des comtes de Luna.
Cette communication ménage une transition vers l’étude du notariat. C’est aussi un cas précis que présente Timothy Salemme: celui d’Anselmo Boccardo, qui, après avoir commencé en 1268 comme modeste notarius de la ville de Milan, devint notaire, sindicus et procurator de l’abbaye San Vittore de Meda et sera même brièvement consul justitiae de Milan. Mais d’autres communications sont plus synthétiques. Philippe Lefeuvre montre comment les notaires du contado florentin surent s’adapter à l’essor de la puissance urbaine, tout en restant en lien avec les seigneuries que la commune fut loin d’étouffer. Il rappelle aussi que les notaires n’occupaient sans doute pas dans la société toscane du XIIIe siècle la place qui est la leur chez les historiens actuels, trop influencés par les seules sources dont ils disposent.
Pour la Basse-Normandie, Isabelle Bretthauer retrace la formation des notaires (acquise d’abord dans de petites écoles, aboutissant à la cléricature, puis suivie d’une formation chez un notaire déjà installé), leurs carrières (cumul des charges entre plusieurs juridictions, activité judiciaire parallèle …) et stratégies familiales. En Béarn le notariat est très répandu: Dominique Bidot-Germa a recensé 772 notaires pour les XIIIe–XVe siècles: là aussi, les notaires, souvent issus de milieux roturiers, purent s’enrichir assez nettement; certains, d’ailleurs, devinrent chroniqueurs.
De l’étude des notaires à celle des milieux urbains il n’y avait qu’un pas. Gabriel Poisson analyse en détail le cartulaire du consul toulousain Pons de Capdenier, écrit entre 1225 et 1228 par le notaire Guilhem del Bosc. Sébastien Hamel et Serge Lusignan, pour une région globalement picarde, insistent sur le rôle des »petites écoles«, les scholae sine latino, dans la formation de scribes qui utilisent massivement le français plutôt que le latin. Cela n’empêchait pas, comme le rappelle Caroline Simonet, la présence à Laon (surtout) et à Soissons d’officialités très actives (en latin!): une vingtaine de scribes à l’officialité de Laon au XIIIe siècle. Dans des bourgs bien plus modestes aussi, des scribes pouvaient prospérer, à l’exemple, étudié par Matthieu Leguil, de Poinsot Guichart de Chancey, qui s’installa dans les années 1370 à Montréal (Yonne), comme maître d’école d’abord, au service des châtelains ducaux ensuite. Jean-Marie Yante, travaillant sur le Luxembourg, invite à prendre en compte la diversité des acteurs de l’écriture (les scribes, mais aussi les receveurs) et la diversité des activités de ceux-ci. De manière un peu parallèle, à partir du cas de la Normandie, Isabelle Theiller suggère de bien distinguer les différentes étapes du travail des scribes de comptes.
On l’aura compris, »Le scribe d’archives« est un livre très riche, qui veut à juste titre mettre au centre de l’attention des historiens l’humain derrière le papier et le parchemin, et est désormais incontournable pour la connaissance de l’histoire de l’écrit au Moyen Âge.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Benoît-Michel Tock, Rezension von/compte rendu de: Xavier Hermand, Jean-François Nieus, Étienne Renard (dir.), Le scribe d’archives dans l’Occident médiéval. Formations, carrières, réseaux, Turnhout (Brepols) 2019, XVI–530 p., 77 ill. en n/b, 13 tabl. (Utrecht Studies in Medieval Literacy, 43), ISBN 978-2-503-58433-1, EUR 120,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73221