Cet ouvrage constitue la version publiée d’une thèse de doctorat soutenue en 2012 à l’université de Strasbourg, qui portait sur les élites de la ville de Mâcon durant la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Comme cela est souligné dans l’introduction ainsi que dans les préfaces et avant-propos, la thématique du renseignement au Moyen Âge reste peu développée dans l’espace français et bourguignon. L’introduction rappelle le contexte de guerre civile du début du XVe siècle ainsi que la place particulière car stratégique de la ville de Mâcon entre le duché et le Lyonnais, cité royale jusqu’en 1417 et son ralliement au duc Jean sans Peur, avant d’être officiellement reconnue comme possession ducale quelques années plus tard. L’auteur présente clairement les définitions de renseignement et d’espionnage, en distinguant nettement les deux termes et en proposant quelques comparaisons avec les acceptions modernes et contemporaines de ces notions.
La première partie présente le contexte politique mâconnais au début de la période étudiée, en soulignant les influences multiples sur les élites urbaines: royales et bourguignonnes bien sûr, mais aussi savoyardes. L’auteur démontre le rôle clé de certains membres éminents de la bourgeoisie et du corps dirigeant comme le notaire Pierre du Pré, ou encore l’officier Jean Crochat, notaire et procureur de la ville, ce dernier office étant central dans la gestion des affaires urbaines comme cela est souligné.
Ces individus, aux opinions pro-bourguignonnes, et leur place dans la cité contribuent à expliquer le basculement de la ville vers l’obédience bourguignonne durant la guerre civile. L’importance des archives de la ville et de la construction de sa mémoire est mise en exergue par la présentation des registres, des classements d’archives, de la conservation de la correspondance, etc., mais pourrait faire l’objet de plus de citations bibliographiques1. Le moment du ralliement mâconnais à la cause bourguignonne, en 1417 après la réception des lettres de Hesdin expédiées par Jean sans Peur, est exposé en insistant sur l’importance de la communication politique du duc de Bourgogne et sur la nécessité de diffuser l’information. Le propos est toutefois nuancé en rappelant que l’adhésion des élites n’est pas toujours pleine et entière, de même que la population urbaine n’approuve pas unanimement cette évolution comme en témoignent plusieurs affaires de contestation.
L’auteur amène alors à se questionner sur l’importance de l’espace public et sur la possible existence d’une opinion publique à cette époque, en s’intéressant notamment aux symboles d’appartenance aux différents partis durant la guerre civile, et en rappelant que le corps politique se distingue difficilement voire jamais du corps social. Le climat de défiance au sein de la population provient aussi de l’exposition de la ville aux raids armagnacs dans le Mâconnais dans les années consécutives à son ralliement au parti bourguignon, qui conduisent à des pillages et autres crimes tels que le viol; sur ce sujet on peut ajouter que l’auteur pourrait mobiliser les travaux de chercheurs tels que Valérie Toureille et Quentin Verreycken2. Par ailleurs, une conclusion générale de la première partie, comme pour les suivantes, aurait permis de résumer le propos.
La seconde partie s’intéresse aux dispositifs en place pour obtenir les renseignements nécessaires à la sécurité de la ville. On note l’importance des hôteliers mâconnais, qui sont aussi régulièrement échevins, aux côtés de personnages tels que Pierre du Pré. Les tavernes et hôtels, qui sont des lieux centraux de la sociabilité, sont aussi primordiaux dans la circulation de l’information comme le montre l’exemple de la taverne de la Tête Noire, où logent de nombreux membres et émissaires du parti bourguignon. L’auteur fait ici ressortir une spatialisation des différents partis dans la ville. Il montre également l’importance du rôle des élites et la manière dont elles manipulent l’information pour faire basculer Mâcon dans le camp bourguignon, par exemple en usant de stéréotypes et de la peur liée aux hommes de guerre, notamment par l’affichage dans la rue ou chez les notaires.
L’attention du corps dirigeant se porte aussi sur les risques de subversion, souvent fondés sur des rumeurs dont les origines sont généralement impossibles à identifier. L’importance de la désinformation est également rappelée, bien que l’exemple développé de Pierre Mariette soit sans rapport direct avec les élites mâconnaises. L’auteur présente ensuite avec minutie la présence fréquente des questions d’espionnage et de sa nécessité dans la littérature politique et militaire, tant dans les œuvres antiques (largement recopiées et présentes dans les bibliothèques bourguignonnes) que médiévales, en dépit de la mauvaise perception dont il fait l’objet car demeurant une tâche de l’ombre.
Le développement du réseau de renseignement mâconnais est mis en parallèle avec celui de la ville de Lyon, en soulignant l’importance pour les villes de prendre position en faveur d’un parti. Il montre ainsi que les deux territoires se surveillent mutuellement, afin d’obtenir le plus souvent du renseignement défensif et non offensif. Les opérations mâconnaises sont fréquemment commanditées par le prévôt ou le bailli, tandis que les pratiques courantes de l’échevinat sont également exposées. La hiérarchie du renseignement bourguignon est rappelée, avec le duc logiquement au sommet du processus de décision, et en insistant sur l’importance du rôle que tient le chancelier. Le renseignement intérieur est également abordé, à partir d’exemples dijonnais parfois erronés (dates, noms, contenu) et surtout peu référencés en dépit de l’existence d’une bibliographie récente sur le sujet3. L’auteur présente ensuite plusieurs charges centrales à Mâcon, comme dans toute autre ville, dans la collecte du renseignement et de l’information, mais aussi dans sa diffusion, que sont le guetteur, le trompette ou encore les sergents de diverses juridictions qui circulent régulièrement dans la ville et dans le duché.
En dépit de la mauvaise perception de l’espion dans la société, les princes et rois de la fin du Moyen Âge y recourent généralement afin d’organiser leurs propres opérations militaires. Il est souligné dans cette partie, comme cela a déjà été démontré dans l’historiographie, qu’il n’existe pas de profil type de l’espion durant la guerre civile. Certes, il s’agit de personnes régulièrement mobiles dont les activités doivent dissimuler le véritable objectif: il peut s’agir de marchands, de religieux, mais aussi de gens de métier tels que des maçons, régulièrement employés par la ville de Mâcon. Les femmes, rarement soupçonnées de ce genre d’activité, sont justement recrutées pour cette raison. Les espions sont le plus souvent motivés par l’argent qui leur est promis en échange de l’accomplissement de leur mission, bien que quelques-uns puissent aussi agir par conviction politique.
Les caractéristiques de leur recrutement montrent qu’ils sont généralement originaires du lieu qu’ils doivent espionner ou de ses environs, tandis que leurs origines sociales montrent qu’il s’agit de personnes ordinaires, issues de catégories modestes et intégrées à la société dans laquelle elles exercent initialement un métier. Par ailleurs l’auteur distingue deux catégories d’espions que sont les espions publics, c’est-à-dire les ambassadeurs, et les espions »privés« soit les agents chargés d’aller »verdoyer« la campagne afin de savoir »le convine«, la situation des ennemis. Il développe également l’importance des clercs dans la circulation de l’information, par exemple à travers le cas des dominicains de Mâcon. Le rôle d’autres mendiants est également souligné, en particulier avec l’affaire du franciscain Étienne Charlot, arrêté en 1424 pour avoir participé à un complot pro-bourguignon visant à livrer la ville de Lyon à Philippe le Bon; il est toutefois étonnant et regrettable que l’article de Nicole Gonthier traitant largement cette affaire ne soit pas cité dans cette sous-partie4.
La troisième partie se focalise sur la diffusion du renseignement. Afin d’en relever les modalités l’auteur présente d’abord de manière approfondie, en s’appuyant sur les cherches de feux, les mouvements de population dans le Mâconnais au début du XVe siècle, qu’il compare avec la période antérieure à l’épidémie de peste noire, mais aussi avec la situation d’autres régions. Il en résulte le constat d’une chute démographique patente liée aux épidémies, mais qui s’explique également par les fluctuations politiques que connaît la ville, en particulier après le basculement de 1417 dans l’obédience bourguignonne; les bourgeois les plus aisés liés à ce parti sont en outre moins imposés que d’autres couches de la population urbaine. De surcroît, l’analyse anthroponymique permet de montrer qu’une part importante des migrants durant cette période provient de l’espace bourguignon, ce qui contribue à ancrer une culture bourguignonne dans la cité.
L’avant-dernier chapitre s’intéresse à l’identité de la ville de Mâcon, que représentent notamment ses sergents et messagers par le port de robes de livrées fournies par l’échevinat. L’auteur souligne l’importance de la hiérarchie du renseignement dans la diffusion de l’information et montre la rapidité de celle-ci dans le duché notamment grâce aux chevaucheurs. La ville fait souvent appel à des messagers professionnels mais non assermentés, voire de simples marchands ou gens de métiers, pour livrer de nombreux courriers; en revanche, elle emploie ses propres officiers lorsqu’il s’agit de transmettre des messages auprès de l’autorité princière, qui la représentent ainsi sur le plan politique.
La transmission de l’information au sein de la ville est enfin assurée par le crieur public, dont on relève une description exceptionnellement détaillée du processus par lequel il informe la population. Bien qu’il puisse parfois être contesté, cela reste rare et de faible ampleur. Le dernier chapitre traite de l’exploitation du renseignement, à travers l’analyse des divers modes d’assemblées de l’échevinat mâconnais qui exclut généralement la majeure partie de la population au profit des bourgeois, voire des dirigeants uniquement en collaboration avec les officiers ducaux. Il met aussi en exergue l’entretien des réseaux de renseignement et de certains agents par d’importants dons et cadeaux, ainsi que la politisation du renseignement qui se traduit par les missions confiées aux personnels sur le terrain mais aussi par son aspect judiciaire, dans le but de contrôler l’opinion de la population.
Comme cela est souligné en conclusion, le renseignement mâconnais ne peut finalement être considéré comme un appareil de renseignement au sens moderne du terme, dans le sens où il ne se compose pas d’agents uniquement dédiés à ces tâches. Cet ouvrage apporte donc un éclairage nouveau sur l’histoire politique du Mâconnais et sur l’importance du renseignement dans ce territoire frontalier du royaume, essentiellement à partir de sources inédites. En revanche, l’appareil de notes de bas de page de l’ouvrage aurait gagné à être plus fourni, tandis que nombre de références bibliographiques ne sont malheureusement pas citées dans le texte.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Rudi Beaulant, Rezension von/compte rendu de: Benoît Léthenet, Espions et pratiques du renseignement. Les élites mâconnaises au début du XVe siècle, Strasbourg (Presses universitaires de Strasbourg) 2019, 410 p., 12 fig. (Sciences de l’histoire), ISBN 979-10-344-0031-7, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73223