Dans ce beau livre, dense mais agréable à lire, Christophe Masson étudie les armées qui, venues de France ou obéissant à un prince français, firent campagne dans la péninsule Italienne sur une trentaine d’années (vers 1380–vers 1415). Les ducs Valois d’Anjou, le fastueux Louis Ier et son fils Louis II, se voulurent rois de Naples; le duc d’Orléans, frère de Charles VI et gendre de Gian Galeazzo Visconti, maître de Milan, eut sa propre politique italienne, vis-à-vis d’Asti et de Gênes; Charles VI lui-même fut un temps le seigneur de Gênes, représenté sur place par le fidèle Boucicaut; tout cela sur la toile de fond de l’opposition entre les deux papautés rivales nées de la double élection de 1378. Alors que les combats de la guerre de Cent Ans marquaient le pas, à la faveur des longues trêves négociées entre Charles VI et Richard II, des centaines de Français prirent le chemin de l’Italie, alors que d’autres se joignaient aux expéditions de l’ordre Teutonique. Sans doute les uns et les autres étaient-ils dépités de ne plus combattre!

Même s’il ne néglige pas les chroniques, les sources utilisées par Christophe Masson sont avant tout des documents comptables, à l’image des deux registres des Archives nationales (Paris), KK 40 (1409–1411, pour le maréchal Boucicaut comme gouverneur de Gênes) et KK 315 (1394–1395, armée de Louis d’Orléans à Gênes). C’est donc explicitement dans la lignée de la grande thèse de Philippe Contamine sur les armées des rois de France pendant la guerre de Cent ans que s’inscrit la recherche de Christophe Masson. Il s’agit en effet, avant tout, de comprendre la composition de ces armées et les modalités par lesquelles elles se forment.

Fortes de mille à deux mille lances (soit le double de combattants environ), ces armées peuvent paraître de taille réduite, mais leurs effectifs sont conformes à la pratique qui s’est établie depuis les ravages de la Grande Peste. Au demeurant, les déboires des forces pléthoriques du temps de Philippe de Valois avaient montré que le nombre n’assurait pas toujours la victoire. Pour les princes français désireux de se rendre en Italie, il était difficile d’invoquer une quelconque obligation, de quelque nature qu’elle soit, mais les vassaux et les membres de l’Hôtel étaient les compagnons naturels de leurs équipées, apparemment faciles à convaincre. Du reste, comme on l’observe souvent au Moyen Âge (et sans doute pour d’autres périodes), les combattants ne manquent pas; s’ils veulent éviter à tout prix d’être contraints à combattre, la perspective de la guerre n’effraye pas les médiévaux, bien au contraire. Par ailleurs, des hommes de guerre émérites comme Boucicaut ou le redoutable Enguerrand de Coucy, comte de Soissons, n’ont visiblement guère d’autre occupation dans la vie, et il est probable qu’ils se soient senti quelques affinités avec les condottieres actifs dans la péninsule; de ce point de vue, on peut se demander si Christophe Masson ne prête pas une influence excessive à l’idéologie chevaleresque. Après tout, les rois d’Angleterre Édouard III et Henri V se voulaient eux aussi des parangons de chevalerie, alors même que leur façon de faire la guerre était tout sauf chevaleresque!

Les »armées d’Italie«, pour reprendre l’expression commode de l’auteur, ne sont pas très différentes de celles qui opèrent à la même époque dans le royaume de France: ce sont toujours des armées de cavaliers, au sein desquelles le nombre de chevaliers et d’écuyers est beaucoup plus réduit qu’au début de la guerre de Cent Ans; les »hommes à cheval« forment désormais la quasi-totalité des effectifs. À propos de ces derniers, les documents conservés ne permettent malheureusement pas de discerner leur origine, leur formation ou la raison de leur disponibilité (que font-ils, le reste du temps?), mais Christophe Masson les caractérise collectivement d’une formule très heureuse: la »grande roture de guerre«.

Si leur noyau est logiquement formé par les Français, ces armées ont d’autres composantes: les ducs d’Anjou étant aussi comtes de Provence, les Provençaux sont nombreux à leur service; quand ils parviennent à se faire reconnaître comme rois de Naples, ils peuvent aussi compter sur une partie des barons locaux; à Gênes et dans le Nord de l’Italie, il y aussi beaucoup de combattants prêts à se mettre au service de princes qui ont les moyens de s’offrir leurs services, que ce soit le roi de France ou le duc d’Orléans.

Comme le rappelle bien l’auteur, ces armées sont autant de groupes humains, dont il faut assurer la cohérence et dans lesquels il faut faire régner l’ordre. Pour que les choses soient claires, Louis Ier d’Anjou fait dresser, à chaque arrêt, des fourches pour ceux qui ne respecteraient pas les règles imposées; deux maréchaux de l’armée, un francophone, l’autre italianophone, sont chargés de la discipline. Aussi curieux que cela paraisse, l’argent, au moins la plupart du temps, n’est pas vraiment un problème, qu’il vienne des caisses de l’Église, et spécifiquement de la papauté d’Avignon, ou de la générosité royale, souvent mise à contribution.

Quel est le bilan de ces premières guerres d’Italie? Militairement, les princes français ne sont pas très heureux, et les deux ducs d’Anjou ne parviennent pas à faire reconnaître leurs droits sur Naples. Néanmoins, il n’y a pas de grand désastre; du reste, peu de batailles rangées sont à signaler, et l’ensemble des opérations donne une image un peu brouillonne, tant les ambitions des princes français entrent en contradiction avec leurs moyens réels. Sur le plan politique, si on se place du point de vue de la cour de France, les affaires italiennes restent toujours périphériques, et elles sont vite éclipsées par la guerre civile entre Orléans et Bourgogne puis par l’invasion anglaise. Il n’est pas inutile de rappeler, toutefois, que les armées disparates de Charles VII sont formées en bonne partie de »Lombards«. Pour le reste, ce sont bien les revendications des princes étudiés par Christophe Masson qui seront reprises plus tard par leurs descendants, Charles VIII revendiquant la couronne de Naples et Louis XII le Milanais.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Xavier Hélary, Rezension von/compte rendu de: Christophe Masson, Des guerres en Italie avant les guerres d’Italie. Les entreprises militaires françaises dans la péninsule à l’époque du grand schisme d’Occident. Préface de Bertrand Schnerb, Rome (École française de Rome) 2014, XII–546 p. (Collection de l’École française de Rome, 495), ISBN 978-2-7283-10630, EUR 44,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73231