Ce volume édite les sources concernant trois procès engagés au début des années 1320 par Jean XXII (1316–1334) contre des personnages que le pontife considère comme rebelles et hérétiques. Une partie introductive en trois chapitres (p. 1–73) précède l’édition (p. 75–685) de cinq manuscrits jusqu’ici inédits ou édités de manière partielle, conservés au Vatican, dans les fonds des Archives secrètes (Archivum Arcis, Arm. C, 1003; Instr. Mic., 736; Cam. Ap., Coll. 406) et de la Bibliothèque apostolique (Vat. lat. 3936 et 3937, désormais consultables en ligne sur le site Internet de la Bibliothèque vaticane1). Deux index des noms des lieux et des personnes (p. 687–740) et dix tableaux très pratiques, dont huit récapitulent les chefs d’accusation proférés envers certains accusés et deux détaillent la chronologie de deux procès, aident à la navigation au sein de ce riche matériau. L’ensemble est présenté de manière très claire et soignée.

Le premier procès se déroule dans la Marche d’Ancône, un territoire sous domination pontificale, et vise des rebelles de la cité de Recanati. Dans les deux autres procès, le pape poursuit des membres de deux puissantes familles d’Italie du Nord: les Este, à Ferrare, en Romagne, et les Visconti, seigneurs milanais. Ces trois procès étaient au cœur de l’ouvrage du même auteur publié en 2014 par l’École française de Rome2: l’édition vient ainsi étayer et prolonger ses importantes recherches sur la politique pontificale en Italie au début du XIVe siècle.

Fruit de recherches à la fois amples et approfondies, la partie introductive dresse ainsi un cadre interprétatif extrêmement clair pour saisir les enjeux de ces procès. Sylvain Parent met en évidence des dynamiques communes dans les trois affaires. Il est particulièrement intéressant de remarquer que tous les personnages impliqués ont été auparavant accusés de rébellion. Ces actions judiciaires sont en effet l’aboutissement de conflits plus anciens, que le pape avait essayé de résoudre par voie diplomatique, par l’envoi de légats et par des excommunications.

Ces moyens s’étant avérés infructueux, le pape confie les procès à l’Inquisition, opération qui lui permet de mobiliser des moyens coercitifs exceptionnels, justifiables sur la base de l’enormitas du crime d’hérésie. Conséquence majeure: la lutte politique se déplace sur le terrain de la foi et les rebelles deviennent »hérétiques«. Les inculpés se voient de plus accusés d’une impressionnante accumulation de griefs, dont celui d’idolâtrie (surtout à l’encontre des accusés de Recanati) et de pratiques occultes et nécromantiques jugées comme diaboliques (dans le cas des Visconti).

Cela ne saurait surprendre au vu de la véritable obsession pour la démonologie et la nécromancie qui se diffuse en Occident dans cette période; Jean XXII est d’ailleurs le premier à réserver à ceux qui accompliraient certaines pratiques magiques les mêmes peines que celles appliquées aux hérétiques. L’un des principaux apports de ces recherches est ainsi de démontrer, de manière extrêmement probante, les connexions étroites et évidentes entre des rébellions politiques et l’accusation d’hérésie.

L’auteur replace efficacement ces procès dans le contexte du pontificat de Jean XXII et des multiples défis que l’autorité pontificale connaît. Comme ses prédécesseurs, Jean XXII essaie en effet de freiner et contrôler l’ascension des puissantes familles seigneuriales qui étendent progressivement leur pouvoir en Italie du Nord. Cette opposition se déroule à l’ombre du conflit avec l’empereur, dans la période particulièrement trouble qui suit la mort d’Henri VII (1313) et l’élection contestée de Louis de Bavière, lui-même excommunié et considéré comme ennemi de l’Église et hérétique par Jean XXII en 1327, avant qu’il ne retourne la même accusation contre le pontife et ne fasse élire l’antipape Nicolas V en 1328. Ces conflits se répercutent à l’intérieur de l’Église: de brillants penseurs tels que Guillaume d’Ockham et Michel de Césène appuient ouvertement l’empereur; les thèses des Spirituels sur la pauvreté peuvent ainsi bénéficier du soutien impérial, alors même que Jean XXII intensifie leur répression en réitérant à leur encontre l’accusation d’hérésie.

Par ses brillantes démonstrations, le livre constitue un puissant rappel de la nécessité de traiter les accusations pour hérésie dans leurs contextes: car, faut-il le répéter, l’histoire de l’hérésie ne saurait être dissociée des dynamiques sociales et politiques du Moyen Âge. Sur ce point néanmoins, l’auteur aurait peut-être gagné à suivre encore plus loin ses intuitions. Ainsi, on pourra s’étonner que des personnages condamnés pour hérésie dans le cadre d’autres affaires (comme Dolcino, torturé et condamné au bûcher en 1307, Manfreda de Pirovano, exécutée à Milan en 1300, et Armanno Pungilupo, condamné post mortem à Ferrare en 1301) soient simplement qualifiés, dans l’index de l’ouvrage, comme »hérétiques«. Ce choix, qui relève clairement d’une solution de facilité, n’est pourtant pas à la hauteur de l’apport majeur du livre qui est précisément de montrer que le qualificatif d’»hérétique« est simplement un chef d’accusation et ne suffit pas à caractériser une personne: on est hérétique parce qu’on est accusé de l’être, pour des raisons de contexte qu’il est nécessaire d’élucider.

Dans le même ordre d’idées, aux pages 43–45, l’auteur montre comment, dans le procès milanais, les inquisiteurs insistent volontairement sur les liens existant entre les Visconti et des personnages précédemment condamnés pour hérésie, afin d’inclure les accusés dans un »réseau de rapports hérétiques«: or, la manière dont ces affaires anciennes sont présentées pourrait faire oublier qu’elles cachent, elles aussi, des enjeux politiques. Pour ne donner qu’un seul exemple, en présentant Dolcino, l’auteur s’appuie sur une vaste bibliographie italienne. Dans la perspective de l’auteur, il aurait été toutefois pertinent de mentionner les apports plus récents de Jeffrey B. Pierce, qui lie l’affaire dolcinienne à des rébellions des habitants de la Valsesia contre l’évêque de Vercelli, en Piémont3. Dolcino est, selon J. B. Pierce, rebelle et hérétique ou, pour le dire plus clairement, il est exécuté comme hérétique en raison de sa rébellion. En s’appuyant sur ces études, Sylvain Parent aurait pu ainsi renforcer son propos.

Bien entendu, ces quelques remarques n’enlèvent rien à la valeur de ce livre qui reste une contribution fondamentale pour tous ceux qui s’intéressent à l’hérésie médiévale, à l’histoire politique italienne du début du XIVe siècle ou au pontificat de Jean XXII.

2 Sylvain Parent, Dans les abysses de l’Infidélité. Les procès contre les ennemis de l’Église en Italie au temps de Jean XXII (1316–1334), Rome 2014 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 361).
3 Jerry B. Pierce, Poverty, Heresy and the Apocalypse. The Order of Apostles and Social Change in Medieval Italy, 1260–1307, Londres, New York 2012; id., Autonomy, Dissent, and the Crusade against Fra Dolcino in Fourteenth-Century Valsesia, dans: Karen Bollermann, Thomas M. Izbicki, Cary J. Nederman (dir.), Religion, Power, and Resistance from the Eleventh to the Sixteenth Centuries. Playing the Heresy Card, New York 2014, p. 195–213.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Alessia Trivellone, Rezension von/compte rendu de: Sylvain Parent, Le pape et les rebelles. Trois procès pour rébellion et hérésie au temps de Jean XXII (Marche d’Ancône, Romagne, Lombardie), Rome (École française de Rome) 2019, 744 p. (sources et documents, 9), ISBN 978-2-7283-1370-9, EUR 65,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73237