Un des paradoxes les plus remarquables concernant l’histoire des principautés gouvernées par les ducs Valois de Bourgogne dans les anciens Pays-Bas, consiste dans le fait que d’une part un nombre époustouflant et exceptionnel de documents financiers et fiscaux est disponible, et que d’autre part les études de fond consacrées aux finances ducales sont quasiment absentes. Les publications concernant les finances du premier duc Philippe le Hardi, datant des années 80 du XXe siècle par feue Andrée Van Nieuwenhuysen restent bien sûr l’exception notable et principale. Le mérite du livre qu’Amable Sablon du Corail offre à la communauté scientifique peut donc difficilement être sous-estimé.
En plus, il s’attaque à un des épisodes charnières concernant le passage de la dynastie des Valois de Bourgogne aux Habsbourg, ô combien essentiel mais difficile à étudier. Difficile et pénible, vu le contexte de crise quasi perpétuelle qu’ont connu les principautés bourguignonnes suite au décès inopiné du duc Charles le Téméraire devant Nancy en 1477, vu également la quantité de sources à manipuler tant au niveau central qu’intermédiaire (c’est-à-dire des principautés et des subdivisions des comtés et duchés concernés), sans oublier pour autant le niveau local, celui des circonscriptions territoriales et des villes.
Que l’auteur y soit parvenu force l’admiration, tant pour la quantité de travail investi, que pour la finesse des analyses, qui certes ne répondent pas à toutes les questions que cette période douloureuse appelle, mais qui laissent des jalons essentiels pour tout approfondissement ultérieur. L’histoire quantitative n’a plus la côte qu’elle atteignait il y a quelques décennies, mais entre les mains d’un historien qui s’y met avec le bagage technique nécessaire, elle prouve une fois de plus ce qu’elle peut apporter de neuf et de stimulant.
Il n’est pas superflu de préciser que le livre nécessite deux chapitres d’introduction pour expliquer la façon dont les sources ont été traitées, avec une attention particulière pour les documents comptables et les techniques complexes utilisées par les dirigeants responsables (décharges, assignations, payements retardés, formules de crédit, endettement, etc.)! Pour l’auteur, c’est l’occasion de démontrer sa maîtrise et ses qualités pédagogiques. Une mine d’or pour chaque enseignant voulant expliquer la complexité d’une comptabilité princière du bas Moyen Âge dont la documentation relève aussi bien de la volonté de décrire une réalité économique que politique.
»States make war, and wars make states«, pour citer l’historien/sociologue américain Charles Tilly, un adage parfaitement approprié pour les anciens Pays-Bas dans le contexte de la crise qui débute par le décès du duc Charles et l’arrivée au pouvoir d’une jeune duchesse inexpérimentée, Marie de Bourgogne en 1477, et qui prend fin avec la défaite de Gand et de Philipe de Clèves, seigneur de Ravenstein en 1492, face aux armées commandées par le duc Albert de Saxe agissant au nom de Maximilien d’Autriche, veuf de Marie de Bourgogne et tuteur autoproclamé de leur fils et héritier Philippe le Beau. Entre ces deux termes se déroule une série de drames, de tournures inattendues, qui comme le remarque l’auteur dans son introduction, auraient mérité à l’instar de la guerre des Deux-Roses en Angleterre leur propre Shakespeare.
Aux chapitres d’introduction succèdent cinq chapitres déclinant dans un ordre chronologique les différentes phases du drame qui s’est déroulé dans les anciens Pays-Bas bourguignons, allant de la guerre défensive face aux tentatives d’invasion de la part du roi de France Louis XI, jusqu’aux confrontations entre un Maximilien d’Autriche, tenté par l’autocratie après la mort de son épouse et »dame naturelle« des possessions bourguignonnes en 1482, et ses sujets (flamands en premier lieu). Cette guerre interminable et très dévastatrice ne prendra fin qu’en 1492 sur le champ de bataille et en 1493 avec la succession de Maximilien à son père l’empereur Fréderic III et le début du règne de Philippe le Beau.
Suivent alors cinq chapitres plus thématiques qui soulignent l’impact (on ne peut plus désastreux) de la guerre, le rôle tenu par les institutions représentatives – traditionnellement très fortes dans les principautés des anciens Pays-Bas –, le financement de la guerre par les belligérants, les professionnels du crédit, les capitaines et les sujets, les conséquences pour l’appareil et l’organisation militaire, en constatant l’échec des nouvelles ordonnances militaires mises sur pied sous le Téméraire et remplacées par une armée professionnelle. À cet ensemble s’ajoutent des annexes contenant des tableaux précisant les aides, subsides et compositions levés dans les principautés concernées: Flandre, Brabant, châtellenies de Lille, Douai, Orchies, Hollande et Frise occidentale, Zélande, Hainaut et Namur. Un cahier d’illustrations en couleur contient les mêmes données présentées sous forme de graphiques. Un index des noms des personnages historiques et des lieux complète cette publication qui, par ces ajouts, s’avère également être une »édition de sources«.
La littérature dans toutes les langues impliquées qu’Amable Sablon du Corail a utilisée est très abondante et ne présente que quelques omissions (les publications de Bart Lambert sur les banquiers italiens actifs à Bruges, par exemple, ou encore le livre de Federica Veratelli sur les mêmes milieux). Malgré le fait qu’il continue à épeler systématiquement Croy au lieu de Croÿ, ces quelques broutilles n’enlèvent rien à l’admiration qu’on ressent à la lecture de ce livre, et qui fait aspirer au deuxième livre annoncé, concernant la période allant de 1494 à 1506 où il sera question de la survie du projet politique des ducs de Bourgogne au-delà des crises découlant du désastre de 1477.
Les conclusions formulées sur base des analyses couvrant la période de 1477 à 1493 sont importantes et feront autorité pour la recherche à venir. Pendant cette période clé qui a vu se concrétiser l’évolution d’un »domain state« vers un »tax state« (pour reprendre le schéma de Richard Bonney et W. Mark Ormrod), le rôle tenu par les sujets vis-à-vis des pressions fiscales qu’ils ont endurées est central. Tout aussi important reste le constat que leurs actions ont vite buté sur leurs limites, notamment par un manque criant de solidarité entre les »institutions représentatives« et en conséquence des particularismes aigus. Ensemble avec une politique égoïste et myope de la part des gouvernants cela a failli sonner le glas de la splendide culture urbaine des Pays-Bas bourguignons. Les terres de promission que Philippe de Commynes décrivait dans ses mémoires en sont réduites à un rêve lointain, noyées dans le cauchemar des années 1477–1493. La figure de l’archiduc Maximilien ne sort pas grandie de l’analyse de Sablon du Corail. Au contraire, l’étroitesse des projets, l’incapacité de se conformer à la culture politique régnante aux Pays-Bas, ne peuvent que confirmer la vision d’un Henri Pirenne au sujet de la dynastie des Habsbourg: »Cette histoire […] celle de la dynastie la plus rapace et la plus intrigante qui ait jamais existé? Depuis qu’avec cet heureux parvenu de Rodolphe de Habsbourg elle a pris pied dans la vallée du Danube, elle ne cherche plus qu’à pousser ›plus oultre‹ les bornes de ses domaines. Tout lui est bon, pourvu qu’elle s’étende, et ses mains avides s’agrippent, au gré des circonstances, […] jusqu’aux Pays-Bas1.«
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marc Boone, Rezension von/compte rendu de: Amable Sablon du Corail, La guerre, le prince et ses sujets. Les finances des Pays-Bas bourguignons sous Marie de Bourgogne et Maximilien d’Autriche (1477–1493), Turnhout (Brepols) 2019, 400 p., 38 b/w ill., 1 col. ill., 23 b/w tabl., 20 col. tabl. (Burgundica, 28), ISBN 978-2-503-58098-2, EUR 95,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73238