»Avec Strasbourg, le roi se peut dire souverain d’Alsace, mais sans Strasbourg, il y sera toujours faible, et tout au plus considéré comme un grand seigneur.1«

Par ces mots, Vauban résume en 1698 les problèmes laissés en suspens 50 ans plus tôt par le traité de Münster, qui fit passer l’Alsace sous domination française sans que fût clairement réglée, alors, la question de la souveraineté. En se fondant sur les travaux qui ont mis en lumière, ces dernières décennies, l’intérêt des régions frontalières pour l’histoire du politique, l’auteur se penche sur quatre territoires devenus français mais toujours soumis à la maison ducale de Palatinat-Deux-Ponts-Birkenfeld, qui, elle, relevait de l’Empire.

Il propose ainsi une réflexion originale sur la »formation de l’État« en Alsace entre 1648 et 1789. Souhaitant battre en brèche l’idée que cette genèse se résumerait à un accroissement continu de l’emprise française sur un territoire qui, morcelé tant qu’il releva du Saint-Empire, se serait transformé en une province unifiée sous l’influence française, Stephen A. Lazer met, au contraire, l’accent sur la permanence d’une situation d’»entre-deux« durant toute la période considérée, à partir de la manière dont furent administrés localement ces territoires. L’objectif est de reconstruire, en cinq chapitres, la manière dont la monarchie française a négocié avec les ducs de Birkenfeld une souveraineté partagée sur l’Alsace, afin de transformer une frontière fragmentée en »quelque chose qui ressemblerait à une province«, ces compromis avec les élites préexistantes entraînant l’émergence d’une »culture politique nouvelle, syncrétique«.

Le premier chapitre, intitulé »Légitimité mutuelle«, analyse la manière dont Louis XIV et les premiers ducs de l’ère »française« ont œuvré de concert afin de s’établir comme autorités légitimes dans ces territoires. Cela se traduisit par une intégration dans les pratiques françaises de certains aspects de la culture politique du Saint-Empire: ainsi, la monarchie affichait son respect de la supériorité territoriale des Birkenfeld. L’auteur explique ces compromis par la volonté française d’éviter toute résistance massive de la part de l’Empire et des princes allemands en montrant son respect scrupuleux des dispositions du traité de Münster. Au-delà de l’Alsace, on peut y voir également une déclinaison de la stratégie présentant le roi de France comme le champion des libertés germaniques face à un empereur aux velléités hégémoniques.

Reprenant à son compte la définition de Michael Braddick selon laquelle l’État, à l’époque moderne, serait »un réseau coordonné et limité territorialement d’agents exerçant un pouvoir politique«, l’auteur replace au cœur de l’État »les médiateurs de l’autorité«, et notamment les détenteurs d’offices. Objets du deuxième chapitre, les baillis (Amtmänner), incarnaient, selon l’auteur, »les deux centres de l’État« en Alsace. Ils devaient exécuter les ordres du roi et du duc en protégeant simultanément les prérogatives de chacun d’entre eux, mêmes lorsque celles-ci s’opposaient les unes aux autres.

La cérémonie d’entrée en fonctions du bailli rendait ses »deux corps« – l’un royal, l’autre ducal – particulièrement visibles, alors même que la justice qu’il rendait était conforme à la coutume et aux usages locaux plus qu’à un cadre légal royal ou même ducal. Il était en outre tenu de présider les assemblées d’habitants, ce qui lui permettait de donner vie à l’État, tout en illustrant la dimension hybride de cet État.

L’exemple de Johann Georg von Wimpfen, conseiller privé et chambellan du duc devenu grand bailli de Guttenberg à la fin du XVIIe siècle, montre qu’un agent du duc pouvait devenir un marqueur de la souveraineté royale. Les alliances matrimoniales avec des familles originaires de la »France de l’intérieur« venaient compléter cette double incarnation, à l’exemple des liens tissés par les Wimpfen avec les Fouquerolles, des détenteurs d’offices royaux récemment arrivés en Alsace. Dans le domaine linguistique également, la monarchie fit davantage preuve d’une volonté d’accommodement que d’une stratégie agressive de francisation.

Le troisième chapitre prolonge cette analyse en se penchant sur les officiers seigneuriaux, identifiés comme »l’échelon administratif inférieur«. Leur recrutement était contrôlé par les ducs, qui s’efforçaient d’exclure les candidats échappant à leur influence. Par ailleurs, un accord de 1695 entre le roi et le duc limita l’introduction d’offices royaux vénaux; la supériorité territoriale ducale en sortit consolidée. Les ducs faisaient également usage de leur droit à démettre de leurs fonctions certains de ces officiers. Là encore, pas de concurrence acharnée entre ducs et rois; l’interaction entre les institutions royales et le patronage ducal concourait à faire et à défaire les carrières.

Le quatrième chapitre étudie les aspects confessionnels. Le but du simultaneum en Alsace n’était pas, comme dans l’Empire, de réguler les tensions entre confessions mais plutôt d’imposer à des communautés protestantes l’arrivée de familles catholiques. À travers les »curés royaux«, la monarchie disposait d’un lien direct avec ces communautés et pouvait contourner les officiers seigneuriaux. L’accélération de la catholicisation des écoutètes (Schultheißen) à partir de 1727 fut tempérée par l’installation à leurs côtés de prévôts ou bâtonniers (Stabhalter) nommés par les ducs.

Sans nier l’existence d’un »front confessionnel«, l’auteur conclut qu’une forme de souveraineté originale fut ainsi créée, les ducs nommant des écoutètes selon des règles édictées par le pouvoir royal, tout en se posant, même après leur conversion au catholicisme au XVIIIe siècle, en protecteurs de la population protestante.

Le dernier chapitre revient sur la lutte pour la souveraineté sur Cleebourg après la disparition du duc Gustave Samuel Léopold en 1731. Le roi et le duc revendiquant la succession, l’empereur fit occuper le duché. Avec ce conflit, des revendications que les deux parties s’efforçaient généralement de taire au profit d’une stratégie de collaboration éclatèrent au grand jour, conférant un rôle central aux cours de justice de l’Empire et à la diplomatie. Là encore, un accommodement fut trouvé, montrant à quel point la définition de la souveraineté restait flexible et le droit d’Empire fondamental, même dans une région française depuis plusieurs décennies.

D’une lecture agréable, l’ouvrage donne chair à ce que l’on pourrait appeler les corps intermédiaires de l’État à travers certains passages savoureux, comme le récit des mésaventures du bailli Fuchs, en butte au mécontentement de ses administrés et finalement désavoué par le duc. On relèvera malgré tout quelques erreurs de datation, ou plus probablement de typographie (p. 117, 210), et des formulations telles que »l’État à deux centres« (p. 10), ou encore »›l’État‹ alsacien« (p. 75), qui pourraient laisser croire que l’État en question est l’Alsace, alors que d’autres développements montrent que l’auteur réserve cette catégorie à la France et, dans les limites liées aux débats sur la souveraineté, au duché.

Une approche plus critique des sources formant son corpus lui aurait peut-être permis de distinguer plus clairement ces différents niveaux les uns des autres et de les caractériser avec davantage de précision. Ces remarques n’enlèvent rien à la qualité d’un ouvrage qui éclaire une facette méconnue de la formation de l’État moderne.

1 Cité par Georges Livet et Nicole Wilsdorf, Le conseil souverain d'Alsace au XVIIe siècle. Les traîtés de Westphalie et les lieux de mémoire, Strasbourg, 1997, p. 498.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Indravati Félicité, Rezension von/compte rendu de: Stephen A. Lazer, State Formation in Early Modern Alsace, 1648–1789, Rochester, NY (University of Rochester Press) 2019, XIV–256 p., 3 fig. (Changing Perspectives on Early Modern Europe, 19), ISBN 978-1-58046-953-1, GBP 80,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73302