Le titre exprime clairement l’ambition de l’auteur: brosser en parallèle les portraits de l’humaniste néerlandais et du théologien saxon, analyser les raisons qui ont conduit les deux hommes jusqu’à l’affrontement et à la rupture, discerner les conséquences immédiates et lointaines, jusqu’à nos jours, de cette »fatale discorde«. L’ampleur de l’ouvrage indique le sérieux avec lequel le journaliste Michael Massing a conduit son enquête: il compte 987 pages, dont 107 consacrées aux notes, 18 à la bibliographie (comprenant 333 titres, dont trois en français, aucun en allemand) et 33 à l’index.
Au risque de lasser la lectrice ou le lecteur de bonne volonté, auquel l’auteur n’épargne aucun détail et qu’il entraîne dans de multiples digressions. Sans pour autant éviter de décevoir le spécialiste, qui regrettera par exemple la méconnaissance de Thomas Kaufmann, de Volker Leppin ou encore de Heinz Schilling (pourtant traduit en anglais), concernant Luther, ou encore celle de Jean-Claude Margolin et de Marie Barral-Baron concernant Érasme.
L’auteur suit un ordre strictement chronologique. Il distingue cinq étapes. La première traite de l’origine et de la formation – contrastées – des deux hommes: l’un originaire des Pays-Bas, déjà marqués par la modernité, l’autre né en Thuringe, dans un environnement encore largement médiéval. Entré chez les chanoines de saint Augustin, Érasme est intellectuellement confronté à l’humanisme italien et à la latinité cicéronienne.
Formé à l’université d’Erfurt, Luther est spirituellement influencé par l’importance accordée au péché et à la pénitence. Le premier quitte son monastère pour découvrir le monde et reprendre ses études à Paris. Le deuxième renonce au monde pour entrer au couvent des ermites de saint Augustin. La deuxième étape est celle de leurs découvertes respectives. Pour Érasme, c’est celle de la dynamique humaniste: dès 1500, il publie sa première collection d’adages (qu’il ne cessera plus d’enrichir au fur et à mesure des dix rééditions); il se met à l’étude du grec dont il perçoit l’importance pour une lecture critique des traductions de saint Jérôme; il rédige un »Manuel du chevalier chrétien« (1503), qui connaît un large succès à l’échelle européenne, et édite les »Annotations sur le Nouveau Testament« de Lorenzo Valla qu’il a découvertes en 1505.
Luther entreprend des études de théologie qui le conduisent jusqu’au doctorat (1512). Il devient alors professeur de théologie à l’université de Wittenberg, fondée en 1508 à l’initiative du prince-électeur. L’un et l’autre séjournent quelque temps en Italie: Érasme y trouve des arguments pour renforcer sa critique des institutions de l’Église romaine. Elles s’expriment dans son »Éloge de la folie«, rédigé au cours d’un séjour en Angleterre et publié en 1511.
Luther n’y fait que passer. Apprécié dans son ordre et soutenu par ses supérieurs, il entreprend une série de cours sur la Bible: il commente les épîtres de Paul et utilise l’édition du Nouveau Testament qu’Érasme a publiée en 1516. La renommée d’Érasme, »prince des humanistes«, est grande. Un an plus tard, Luther rédige des thèses qui sont immédiatement imprimées (novembre 1517), rapidement diffusées et traduites en allemand.
»Le monde se met à gronder«. Érasme ne cesse de voyager. Il est tantôt à Louvain, tantôt à Londres ou encore à Bâle. Il veille aux rééditions de ses best-sellers: le Nouveau Testament et le »Manuel«. Stimulé par l’actualité, il publie de nouveaux ouvrages: »La Complainte de la Paix« et, de manière anonyme, le »Julius exclusus de Coelis«, virulente critique du pape Jules II († 1513). Il s’efforce de rester au-dessus de la mêlée: il est plutôt favorable aux idées de Luther mais redoute l’éclatement de l’Église.
En moins de quatre ans, Luther s’est imposé. Il sait écrire brièvement et de manière incisive aussi bien en latin qu’en allemand. Il répond aux inquiétudes et aux attentes spirituelles de ses auditeurs et de ses lecteurs. Il ne fuit pas la polémique, au risque de devoir préciser sa pensée – sur la foi, la grâce et la liberté du chrétien; sur l’Église, son organisation et ses sacrements; sur la réforme de l’Empire et sa place dans la chrétienté – dans le feu du combat. Elle n’en est que plus attractive! Cranach fait son portrait.
La rupture est consommée avec la papauté à la fin de l’année 1520. Au printemps 1521, Luther est mis au ban de l’Empire. Michael Massing reprend à son compte l’historiographie du XIXe siècle. Comme pour le peintre Anton von Werner (qui peint en 1877 la rencontre du jeune empereur, qui ne parle pas l’allemand et reste fidèle à l’Église romaine), la diète de Worms est le début d’une division qui empêche la »moderne« formation d’un État-nation. Comme pour l’historien anglais Thomas Carlyle (1795–1881) et sa vision héroïque de l’histoire, c’est »the greatest moment in the Modern History«.
Aux grondements succède l’agitation. La dynamique enclenchée par Luther s’accélère à Wittenberg, tandis que, caché à la Wartburg, celui-ci traduit le Nouveau Testament en allemand. Revenu à Wittenberg, il réintègre son couvent, largement déserté. Il continue d’y mener une vie frugale et s’efforce d’organiser un mouvement de réformes qui lui échappe en partie et tend parfois à se radicaliser. Inquiet devant les progrès du mouvement réformateur, qu’il peut suivre concrètement à Bâle où il s’est installé à la fin de l’année 1521, Érasme reste fidèle à la raison et à l’éthique, au risque de paraître bien timoré face au changement personnel et collectif auquel appelle Luther. Cinquième et dernière étape: la rupture.
Érasme ouvre le feu avec la publication de son livre sur le libre arbitre à la fin de l’été 1524. Se réclamant de Luther, les soulèvements de paysans se multiplient. Ils mobilisent Luther qui diffère sa réponse. Face aux événements, il appelle à la répression et la justifie. Au même moment, il rompt définitivement avec la vie conventuelle et se marie au printemps 1525. Tardive réponse à Luther, le traité sur le serf arbitre est achevé en novembre 1525 et publié le 31 décembre. Érasme y répond à la hâte afin que son livre soit disponible à la foire de Francfort. La rupture est définitive. Les changements se précisent: les Ottomans remportent la victoire de Mohács (1526), Rome est mise à sac (1527), le mouvement réformateur s’étend et ici ou là se radicalise.
Érasme quitte Bâle et se réfugie à Fribourg. L’environnement intellectuel y est moins stimulant mais il continue de travailler, éditant notamment les Pères de l’Église. Le vide se fait néanmoins autour de lui. Revenu à Bâle au printemps 1535, il y meurt dans la nuit du 11 au 12 juillet 1536.
Luther a lui aussi sa part d’inquiétudes et de difficultés. Mais, malgré une santé déclinante, il est l’un des protagonistes du monde nouveau qui se façonne: conjugal et familial pour lui-même, ecclésial et religieux pour le »protestantisme« naissant. Il meurt à Eisleben le 18 février 1546 et sa mort a valeur d’exemplum.
L’auteur peut alors conclure. Il ne cache pas son admiration pour les qualités intellectuelles d’Érasme, les valeurs éthiques qu’il incarne et l’actualité de son idéal de raison, de dialogue et de paix. Mais son constat est sans appel: Luther s’est historiquement imposé. D’une manière ou d’une autre, il inspire la vie de centaines de millions de personnes à travers le monde. Il a marqué de manière indélébile la culture des États-Unis. L’ouvrage s’adresse sans doute à un public motivé et endurant. Il décevra les lectrices et lecteurs familiers avec le sujet et avertis des recherches menées au cours de la dernière décennie.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gérald Chaix, Rezension von/compte rendu de: Michael Massing, Fatal Discord. Erasmus, Luther, and the Fight for the Western Mind, New York, NY (HarperCollins Publishers) 2018, XVI–989 p., 29 col. fig., ISBN 978-0-0605-1760-1, USD 45,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73303