Issu d’une thèse soutenue à l’université de Paderborn en 2015, cet ouvrage entend s’inscrire dans les renouvellements récents de la très féconde historiographie de la noblesse à l’époque moderne. Tilman G. Moritz propose ici de considérer le genre autobiographique comme une porte d’entrée privilégiée dans un habitus nobiliaire pensé de façon dynamique et non statique, qui permette de sortir des approches catégorielles qui ont pendant longtemps prévalu dans l’analyse historique du phénomène nobiliaire.

L’introduction retrace à cet égard les évolutions du questionnement historique – et sans doute aurait-il fallu accorder ici une place plus importante à l’apport des sciences sociales dans ces renouvellements – et la diversification des prismes d’observation socio-culturelle (symbole, rituel, auto-représentation, langage, posture …). Parmi eux, l’écrit autobiographique présente pour l’auteur l’avantage d’articuler les échelles d’observation: du collectif – et notamment ce concept d’»Adligkeit« forgé dans une approche globale de la noblesse –, à l’individuel par l’analyse des choix de positionnement, entre acceptation et déviance face aux normes sociales imposées par le groupe. T. G. Moritz souligne dans ce contexte le rôle heuristique des identités collectives, d’autant plus grand que les écrits autobiographiques nobiliaires paraissent très nettement conditionnés par la production scripturaire de la memoria à laquelle les historiens accordent une attention croissante.

L’option chronologique prise par l’auteur parait pour le moins stimulante: envisager ces questionnements dans une période de crises multiples, crise politique et religieuse, avec les recompositions imposées par la confessionnalisation et les nouvelles formes étatiques qui marginalisent les tenants d’un ordre féodal ancien; crise sociale d’un groupe, la chevalerie, dont le déclin économique cherche à être compensé par une affirmation sociale collective qui revêt alors une dimension identitaire; crise culturelle donc dans la mesure où l’ancien monde de la chevalerie est confronté à de nouvelles valeurs, en particulier humanistes.

Faut-il présenter les trois acteurs principaux de cette étude? Ulrich von Hutten (1488–1523), Götz von Berlichingen (v. 1480–1562) et, dans une moindre mesure Sigmund von Herberstein (1486–1566) sont des figures bien connues de cette période de recomposition majeure de l’espace germanique. Hutten et Berlichingen surtout ont même bénéficié d’une postérité certaine du fait de leur stature »héroïque« de chevaliers lettrés romantiques – on pense évidemment à la pièce de Goethe (1773) – qui fait du reste l’objet de longs développements dans l’ouvrage, même si Hutten porte davantage l’étendard humaniste que Berlichingen. Sigmund von Herberstein, quant à lui, militaire certes, mais surtout diplomate, s’inscrit plutôt dans le milieu aristocratique de la cour des Habsbourg. L’auteur se montre toutefois assez peu prolixe sur les raisons de la délimitation du corpus: disponibilité des sources, individus considérés comme représentatifs? Ces considérations méthodologiques auraient sans doute dues être davantage étayées pour que le lecteur puisse mieux saisir la cohérence d’ensemble.

Cette étude se fonde d’abord sur une analyse approfondie de leurs productions littéraires, dans laquelle l’auteur décèle une forte dimension autobiographique, plus ou moins assumée. Une analyse qui considère toutes les dimensions scripturaires et pragmatiques et recourt également à des outils linguistiques et de l’histoire du livre. Ce corpus présente des dissemblances assez fortes: les œuvres de Hutten et Berlichingen ont fait l’objet de publications de leur vivant, l’autobiographie d’Herberstein demeure à l’état de manuscrit (conservé à Budapest); d’Hutten nous ne disposons pas de manuscrits, mais uniquement d’imprimés a priori annotés de sa main; les textes s’égrainent des années 1510 pour les premières publications d’Hutten, le milieu du siècle pour Herberstein, les années 1560 pour Götz von Berlichingen; enfin, le corpus oscille entre nébuleuse de textes à dimension autobiographique pour Berlichingen à un seul texte pour Herberstein. Trois illustrations hors-texte permettent de juger de la matérialité de ces documents.

Le développement, qui dissocie l’étude de chacun des trois auteurs, selon une démarche similaire (biographie, matérialité du texte, approche pragmatique), met en évidence le constat global d’une crise nobiliaire généralisée, dans la mesure où la situation s’avère précaire à toutes les échelles. Dans un contexte de fortes concurrence et émulation, qui sont pour l’auteur les marques de l’habitus nobiliaire, l’étude de ces textes autobiographiques, dans leurs différentes dimensions, éclaire sur les positionnements de chacun.

Hutten se trouve confronté à un dilemme identitaire sur la position du chevalier humaniste face à l’état princier dans la mesure où se pose la question de la prévalence de la position académique ou du statut politique du noble. Pour lui, la respublica literaria peut constituer une réponse à la violence chevaleresque. Son statut de courtisan favorise l’ascension sociale d’Herberstein au sein de la cour autrichienne tandis que la trajectoire de Berlichingen semble se résumer à une crise de confiance face aux évolutions politiques qui mettent à mal la dimension collective de la chevalerie. Sa tentative de lien entre humanisme et politique semble alors vouée à l’échec par son incapacité à la justifier auprès de ses contemporains. De fait, les pratiques scripturaires présentent des inflexions notables. Le dernier se projette davantage dans le collectif que les deux autres. Herberstein, plus autocentré, s’attache à un récit autobiographique très circonstancié.

On regrettera toutefois que la comparaison n’intervienne réellement qu’en conclusion, assez laborieuse par ailleurs, et, d’autre part, que le parti-pris d’une variation des échelles d’observation, pas toujours bien assumé du reste, ne se soit pas davantage appliquée aux scripturalités elles-mêmes. Tilman G. Moritz présente ces trois auteurs comme des francs-tireurs, des »experts de la gestion de crise« (p. 202), voire des agents de la modernité, mais dans quelle mesure leurs récits autobiographiques constituent-ils des cas particuliers ou la partie émergée d’une production plus large ou variée, ce qui repose la question de la délimitation du corpus? Comment ces écrits, qualifiés de marginaux par l’auteur, s’articulent-ils alors avec le genre plus normé des memoriae, évoqué sans doute trop rapidement en introduction? Et quelles comparaisons plus larges envisageables, à l’échelle européenne, à un moment de forte recomposition socio-culturelle des élites nobiliaires? Autant de questions que cette étude stimulante laisse ouvertes pour de futurs travaux.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Éric Hassler, Rezension von/compte rendu de: Tilman G. Moritz, Autobiographik als ritterschaftliche Selbstverständigung. Ulrich von Hutten, Götz von Berlichingen, Sigmund von Herberstein, Göttingen (V&R unipress) 2019, 266 S., 3 Abb. (Formen der Erinnerung, 70), ISBN 978-3-8471-0975-4, EUR 45,00., in: Francia-Recensio 2020/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73304